C’est dans une clef strictement phénoménologique que Heidegger poursuit une relecture de la tradition philosophique, en montrant que les discours historiques sur l’être ne se limitent pas aux registres logique et métaphysique mais contiennent aussi une entente implicite du phénomène de l’être. « Überall hat sich, wenn die Metaphysik das Seiende vorstellt, Sein gelichtet. Partout où la métaphysique représente l’étant, l’être s’est éclairci » (Gesamtausgabe 9.366). Ce n’est pas par une constatation tranquille que l’on perçoit cet éclaircissement de l’être, mais par un effort de pensée qui arrache la phénoménalité de l’être, dans ses diverses formes, des discours métaphysiques qui ont tout fait pour l’occulter. Cet effort, le « dépassement de la métaphysique », ne cherche à extirper celle-ci mais à la mettre dans la perspective d’une interrogation plus fondamentale de l’être.
On n’a pas encore bien mesuré la portée de ce projet ambitieux, sinon impérial, de reconduire toute l’histoire de la philosophie à la Sache selbst, en subordonnant toute autre forme de pensée à une pensée phénoménologique. Certains historiens français de la philosophie, tels Olivier Boulnois, Vincent Carraud, Jean-François Courtine et Jean-Luc Marion, s’inspirent de la vision historique de Heidegger, mais en se concentrant sur des penseurs comme Duns Scot, Descartes, Suarez, Leibniz, ils risquent de limiter la pertinence de la critique de l’onto-théologie aux temps modernes. En remontant à Platon, je chercherai ici à mettre en lumière le souci le plus fondamental du projet heideggérien et aussi d’identifier certaines difficultés auxquelles ce projet s’achoppe.
Je voudrais dès le départ marquer mes distances à l’égard des réquisitoires dirigés contre Heidegger par beaucoup d’auteurs qui n’ont pas saisi la nature de l’abord phénoménologique de l’être. Werner Beierwaltes, dans des nombreuses publications, présente Heidegger comme un métaphysicien qui aurait feint de ne pas voir que Plotin (pour d’autres ce serait saint Thomas) l’avait devancé dans la découverte de l’être dans son altérité par rapport aux étants : « si quelque part, à quelque moment dans l’histoire (non amputée et non masquée à bien des égards) de la métaphysique, la différence comme différence a été non seulement esquissée mais pensée en tout résolution et intensité conceptuelle, c’est bien dans la philosophie de Plotin ».[1] Bien de lecteurs heideggériens de Plotin trouvent quelques lueurs de la pensée de la « différence », ou de l’Ereignis, dans l’altérité de l’Un par rapport à l’Intellect. Mais la différence de l’Un par rapport à l’être ne concerne pas directement le thème heideggérien de l’être de étants, et l’ « intensité conceptuelle » est très loin du mode de pensée par lequel Heidegger aborde ce thème, à savoir, une pensée méditative qui cherche à élucider l’apport phénoménologique des constructions conceptuelles, et à remonter en-deçà d’elles vers la chose même.[2]
Heidegger et Plotin, dans l’optique de Beierwaltes, auraient poursuivi la même pensée de la différence, ce qui « lie objectivement Heidegger, de manière à plusieurs égards cachée et inavouée, à la métaphysique véritable (notamment à la métaphysique de type plotinien) bien plus étroitement et avec bien plus de conséquences que ce que celui-ci, avec son rude mouvement de rejet fondé sur sa propre reconstruction de la ‘métaphysique’ en vue d’un prétendu ‘nouveau commencement’ (anderer Anfang), voudrait bien admettre ».[3] Le mythe d’un Heidegger qui aurait jalousement tu ses « sources cachées », bibliques ou taoïstes ou néoplatoniciennes, trahit une méconnaissance de la spécificité de la question heideggérienne, celle de la phénoménalité de l’être. Heidegger est accusé de propager des « clichés » sur l’histoire de la métaphysique, là où Hegel, mieux instruit, aurait atteint « une évaluation fondamentalement différente de la signification historique du néoplatonisme ».[4] Hegel lit Plotin en termes strictement intellectualistes, en rayant toute la dimension de l’Un au-delà de l’Intellect. On ne voit pas comment son estime pour la puissance spéculative du néoplatonisme, que Heidegger n’a jamais niée non plus, puisse être présenté comme exemplaire là où on prétend que Plotin aurait devancé Heidegger. Si Heidegger avait fait une exégèse de Plotin, il aurait sûrement corrigé les taches aveugles de Hegel.
Le « rude mouvement de rejet » dont parle Beierwaltes est quelque peu caricatural. Il est vrai que Heidegger trace la genèse du nihilisme moderne à un oubli de l’être inscrit dans les procédés de la métaphysique dès son commencement, ce qui le fait résister aux prétentions de la métaphysique, surtout hégélienne, de pouvoir épuiser toute la tâche de la pensée. Mais il n’est pas évident que cela constitue un rejet de la métaphysique en tant que telle. Le pas en retrait ne sort de la métaphysique que pour entrer dans l’essence de la métaphysique : “Der Schritt zurück bewegt sich daher aus der Metaphysik in das Wesen der Metaphysik” (Identität und Differenz, Pfullingen, 1957, p. 47). On pourrait dire que Plotin a fait un pas analogue en pensant l’Un, une réalité omniprésente mais insaisissable par la pensée rationnelle. Heidegger ne s’y est pas intéressé, mais il a bien apprécié Maître Eckhart, chez qui les structures de transcendance plotiniennes reçoivent une charge phénoménologique plus évidente, nous ramenant aux choses mêmes.
Beierwaltes ne mesure pas comment la
pensée heideggérienne dépasse le mode de pensée métaphysique. Mais il est
probable que Heidegger pour sa part ne rend pas justice à la puissance et
l’autonomie de la raison métaphysique par rapport à la pensée phénoménologique.
Cette puissance est à l’œuvre dans la dialectique platonicienne, et
la rend irréductible à la lecture phénoménologique qu’en donne Heidegger. La
lecture heideggérienne est éclairante, et révèle dans le texte platonicien une
richesse insoupçonnée de ceux qui suivent les ornières d’une lecture
métaphysique. L’œil du phénoménologue, implanté en
Heidegger par Husserl, fait vibrer les paroles de Platon de toute l’entente
grecque de l’être, même si cette entente est déjà chez Platon en train de subir
un tournant vers la métaphysique et de perdre son orientation première. Pour
certains, cette théorie d’un oubli de la Grèce originaire chez Platon n’est qu’un
mythe. Sans discuter cette question, je vais voir si l’appréciation
phénoménologique de la pensée platonicienne est à même de saisir la force
spécifique de cette pensée. Si elle ne l’est pas, alors la critique
heideggérienne de Platon serait en partie au moins injuste, et cette injustice
aurait des conséquences pour tout son projet de dépassement de la métaphysique.
.
PEUT-ON PARLER DE L' « ÊTRE » EN
PHÉNOMÉNOLOGUE?
.
La métaphysique aspire à saisir l’être de
façon unitaire, l’être en tant qu’être, même si elle est contrainte d’y
reconnaître une plurivocité irréductible. Pour l’abord phénoménologique,
l’unité de l’être est encore plus difficile à nommer et à saisir. « Le
phénomène de l’être » est une expression qui présuppose une saisie unitaire de
l’être. Mais y a-t-il un tel phénomène? Si l’être ne peut se concevoir de façon
cohérente que comme ce qui est commun à tous les étants – koinon pasi to on
estin (Aristote, Mét. 1004 b20) – n’est-il pas quelque chose de
si ténu, de si abstrait, et qui manque tellement de forme définie, que l’on ne
saurait rien en dire de plus? Toute concrétion phénoménale qu’on y rattache
nuit à son universalité et fait que ce n’est plus de l’être en tant que tel que
l’on parle. Je ne connais pas de discussion explicite de cette difficulté chez
Heidegger. Jean Beaufret, en réponse à cette question, me disait que l’unité de
la notion d’être était une « hypothèse de travail » pour Heidegger. Si tel est
le cas, il a exploité sinon vérifié l’hypothèse selon deux axes de recherche, par
l’étude de l’« l ‘histoire de l’être » et par l’étude des étants concrets, avec
une attention particulière à ce qui en eux est porteur de leur dignité
ontologique, à savoir, leur forme (eidos).
.
(a) L’Être dans l’histoire
« Il y a être seulement à chaque fois dans telle ou telle formation historique particulière. Es gibt Sein nur je und je in dieser und jener geschichtlichen Prägung : Phusis, Logos, Hen, Idea, Energeia, Substanzialität, Objektivität, Subjektivität, Wille, Wille zur Macht, Wille zum Willen. » (Identität und Differenz, p. 64). En méditant sur cette histoire, Heidegger vise à trouver une nouvelle vision de l’être dans son rapport à l’étant, telle qu’il l’esquisse dans les dernières pages d’Identität und Differenz, par exemple. Heidegger s’appuie sur la série historique des discours sur l’être, tout en cherchant aussi un discours de l’être qui serait autonome par rapport à cette tradition. Mais les présentations conceptuelles ou phénoménologiques qu’on a données de l’être au cours de l’histoire révèlent un pluralisme difficilement maîtrisable et qui pose problème à tout discours unitaire, qu’il soit spéculatif ou phénoménologique. Hegel réduit le pluralisme historique au processus du développement du concept; Heidegger voit dans les divers visages que l’être a présentés dans l’Occident une histoire scandée en époques qui dans son ensemble constituerait une révélation de la phénoménalité de l’être. Ainsi on évite le soupçon que le lien entre ce qu’on nomme être à chaque fois ne soit qu’une simple homonymie, la projection sur un écran vide des fantasies que l’esprit occidental aurait brodées autour d’un mot.
Grâce à son attention aux textes, on peut dire que Heidegger parle moins de l’être en général que d’une série de situations historiques dans lesquelles la pensée est aux proies avec quelque équivalent de ce qu’était la question de l’être pour Parménide ou Aristote. Exégète de cette histoire, il en tire certes une entente générale de l’être, dans laquelle on peut reconnaître une reprise de Parménide et d’Héraclite, avec des approfondissements dus à l’épreuve de la métaphysique qui aurait culminée dans le nihilisme. Ainsi la phrase « Es gibt Sein » sur lequel il médite dans Zeit und Sein (1962) reprend l’énoncé initial du discours de l’être, le esti gar einai de Parménide (texte qui le fascinait depuis 1922). C’est comme si Heidegger veut clore la carrière du discours occidental de l’être avec la phrase même qui l’avait commencée. Ce qu’a été l’histoire de l’être, ses éclaircies et ses oublis, et où se trouve l’homme occidental à la fin de cette histoire, dans un monde ou le mot « être » ne sert plus de boussole (voir Identität und Differenz, 69-70), telles sont les questions qu’il cherche à élucider.
Les lectures locales de textes particuliers par Heidegger restent pénétrantes et instructives, même si la macro-structure ontologique et historique dans laquelle il les insère porte moins de conviction, et ressemble de plus en plus à un mythe qui s’écroule. La violence des lectures heideggériennes dérive de son désir d’arracher aux textes leur portée phénoménologique et de montrer comment ils témoignent des tournants époquaux d’une histoire dans laquelle le sens de l’être s’est progressivement oublié. Il y a souvent une tension entre l’apport phénoménologique conquis par une herméneutique des textes, et le verdict historique qui s’énonce en termes négatifs et peut sembler contredire l’appréciation chaleureuse qui l’a précédée. Souligner la profondeur d’une pensée pour ensuite y déceler les semences du nihilisme est un geste paradoxal, particulièrement accentué dans la lecture heideggérienne de Platon.
Le phénomène de l’être veut dire le
phénomène de la différence entre l’étant et l’être. Les étants se prêtent à
l’examen phénoménologique. Il s’agit d’orienter cet examen vers une dimension
particulière – de discerner dans l’étant ce qui est porteur de son existence la
plus essentielle. Projet futile à première vue, mais l’histoire de la
philosophie peut se lire comme une série de réponses à cette question, ce qui
donne une perspective pour son renouvellement sous des meilleurs auspices. Il
faut d’abord reprendre de manière plus « pensante » les discours sur le rapport
entre être et étant dans la tradition, en signalant les oublis qui attendent
chacune de ces « mittences » de l’être (Geschicke des Seins). Cela
libère le terrain pour une interrogation contemporaine des étants en vue de
leur être, dans lequel l’être n’est plus visé comme ce qui va de soi, ou qui
est simplement présent, ou qui a le statut d’un fondement rationnel, mais comme
ce vers lequel il faut questionner. L’étant lui-même, interrogé en vue de son
être, devient une énigme. On met à côté tout ce que la pensée quotidienne ou
scientifique peut comprendre de l’étant pour se concentrer sur ce qui échappe
aux prises d’une telle pensée, sur la présence de l’étant tel qu’il surgit dans
l’existence, son Ankunft qui porte l’Überkommnis de l’être (Identität
und Differenz). L’être est une venue dynamique (kommen), jamais
une donnée inerte. L’histoire de la philosophie devient le drame des
métamorphoses de la différence entre être et étant, dont le rapport prend des
aspects inattendus à chaque changement d’époque. Mais quelle que soit sa
fascination, une relecture de l’histoire est toujours une question de réconstructions
et d’interprétations en large partie spéculatives, de sorte qu’elle risque
d’être spectrale. Pour cette raison Heidegger ne s’est pas contenté des
méditation historiques mais a voulu aborder l’être par les étants actuels du
monde vécu.
.
(b) Promesse ontologique de l’eidos
Si on aborde un étant en vue de mettre en
évidence le phénomène de son être, il faut chercher l’aspect de cet étant qui
témoigne de la façon la plus prégnante de son être. Pour l’homme ce serait, en
dernière analyse, le langage – cette « maison de l’être » qui fait de l’homme
le « berger de l’être ». Ce thème n’émerge que peu dans Sein und Zeit,
qui de ce fait reste un peu trop axé sur l’existentialité subjective. Le jeune
Heidegger admet que le langage, pour nous, est « le mode le plus immédiat de
réaliser l’alêtheuein » (GA 19.196), mais cette condition
langagière est vue comme un pis-aller, et il entretient le désir d’une
perception pure, « das reine Vernehmen », même en admettant son
impossibilité. Le langage est craint comme puissance d’occultation, « parole
malheureuse », et ce n’est qu’avec les lectures de Hölderlin aux années trente
qu’il devient un sol nourricier pour la pensée comme « parole heureuse » enfin.[5]
Le phénomène du Dasein était probablement trop riche. Le Dasein s’interroge en permanence sur son être, face aux choses, au monde, à l’angoisse, à la mort, au temps et à sa liberté. Mais loin d’éclaircir le phénomène de l’être, conçu comme visée d’une transcendance de la liberté questionnante du Dasein, l’étude du Dasein tend à noyer la question dans les mille projets et projections qui hantent le cœur humain. Plus tard, Heidegger laissera les poètes parler pour l’homme, en choisissant celui qui aurait le mieux saisi, avec le plus de concentration, la posture essentielle de l’homme (moderne) devant l’être, ou devant le retrait de l’être, à savoir Hölderlin. La dimension anthropologique de sa pensée se concentrera dans la parole.
La chose est un objet d’interrogation bien plus maniable que le Dasein. Ici le problème de méthode peut être exploré à loisir : comment, par quel biais, interroge-t-on les étants en vue de leur être? Faut-il passer par leur rapport à l’existence humaine? Selon Sein und Zeit, c’est l’éclaircissement des structures fondamentales du Dasein qui dégage l’horizon « für jede weitere ontologische Erforschung des nicht daseinsmässigen Seienden, de toute investigation ultérieure de l’étant qui n’est pas de l’ordre du Dasein » (GA 2.50; tr. Vézin, p. 65). L’étude des choses dans les textes plus tardifs les rapporte à leur emploi par les mortels. Néanmoins, les choses possèdent un aspect propre, dans lequel se concentre leur dignité ontologique, et qui est précisément leur aspect même, leur visage ou leur vue, c’est-à-dire, leur forme. Ceci aussi est perçu par l’homme, et nommé et défini dans le langage humain, mais il garde une certaine autonomie par rapport au Dasein. Quand Heidegger se penche sur l’eidos platonicien et sur les analyses d’Aristote dans le deuxième livre de la Physique, on le voit fasciné par la venue en présence des choses, par le rayonnement de leur forme, événement d’être qui ne se réfère pas en premier lieu au Dasein.
Les choses, contrairement au Dasein, ne parlent pas. Mais ce qui en elles est la plus éloquente, et qui fait le plus parler d’elles, c’est leur forme. Si Heidegger rejoint les grecs en portant son attention au phénomène de l’homme comme être de la parole (logon echôn), il se laisse instruire par leur regard aussi en se penchant sur l’eidos, la morphê, comme ce qui confère aux étants muets leur dignité ontologique. Pour les Grecs, l’être se donne précisément dans la forme, l’eidos, des étants. Chez Aristote, la forme s’associe à l’actualité de la chose, son entelekheia, sa venue en présence. La forme n’est pas seulement ce qui définit l’étant, mais ce dans laquelle l’être de l’étant vient en présence. Tout en venant en présence dans la forme, il reste une énigme, et la forme elle-même à son tour devient énigmatique. On peut la définir dans ses limites ontiques, mais son aspect ontologique, la présence de l’être qu’elle porte, lui donne une dimension insondable. La forme comme réalité ontique est tout ce qu’il y a de plus solide et substantiel. Mais interrogée dans son être, elle perd l’évidence de sa substantialité, comme si la quête de l’être et de la vérité de l’être avait l’effet d’introduire une faille néantisante dans notre perception du monde.
La forme est produit, hergestellt, et elle témoigne de ce qui permet sa venue en présence, soit la phusis, soit chez Platon l’idea. Stanley Rosen, dans ses conférences à l’Institut Catholique de Paris à la fin de 2003, a prétendu que Heidegger impose sur le texte de Platon une métaphysique de la production. Mais ce qu’il faut voir d’abord c’est que la notion de l’être comme Hergestelltsein ou comme Werkheit (voir GA 45.84), que Heidegger découvre dans Platon (République X) et dans Aristote (Physique II), est au fond une phénoménologie de la phusis comme surgissement des étants dans la présence, qui commence à dégénerer en métaphysique seulement quand phusis, comme nom de l’être, est remplacée par ousia et puis par idea.[6] Ainsi Heidegger peut admirer Platon comme un penseur encore sensible à la production des étants au sens authentiquement phénoménologique, tout en marquant ses distances à son égard en tant que métaphysicien de la production des étants par une cause, l’idée du Bien. Heidegger peut même avoir deux approches du Bien, traité tantôt selon son aspect phénoménologique, qui n’est pas trop éloigné de la vérité de l’être telle qu’il la recherche lui-même, tantôt selon son aspect métaphysique, qui va dominer dans le platonisme et qui marque un oubli de la vérité de l’être. Ce double visage de la lecture heideggérienne permet un renversement de son rapport à Platon, « un nouvel investissment ou surinvestissement, une autre lecture ‘généreuse’ de la pensée de Platon, dans la direction de la Lichtung (éclaircie) ou de l’Es gibt », car « le corpus platonicien se prête toujours à une double accentuation, une double lecture ».[7]
La forme est pour ainsi dire la charnière entre l’étant et son être. Elle nous renvoie à la fois en deux directions : vers l’être et vers l’étant, ou vers l’être comme verbe et l’être comme substantif : « Le participe regarde en effet à la fois du côté du nom et du côté du verbe ».[8] Cette dualité peut se lire en clef phénoménologique ou en clef métaphysique. Le discours sur la forme peut renvoyer « en arrière » à une dimension phénoménologique originaire, ou « en avant » au monde intellectualiste de la métaphysique dans lequel cette dimension est oubliée. Si les textes de Platon en particulier sont tirés dans les deux directions, ce n’est pas surprenant que Heidegger à son tour, dans son jugement sur ces textes, oscille entre une célébration de leur densité phénoménologique et une dénonciation de leur rôle fondateur dans le régime de l’abstraction métaphysique. Il avait toujours du mal pour situer Platon, et il confessa un jour que « la structure de la pensée de Platon m’est entièrement obscure ».[9] (Mais il est loin d’être le seul dans ce cas.)
Ce malaise a des racines profondes. Il me
semble que Platon échappe aux prises de Heidegger d’une manière qui révèle des
virtualités, voire des actualités vivantes, aux fondements de la pensée
occidentale que la phénoménonologie ne peut revendiquer comme siennes. Le texte
platonicien résiste aux ambitions impérieuses de la phénoménologie, et au lieu
de rentrer docilement dans la place qu’on lui assigne dans l’histoire de
l’être, montre les limites du projet phénoménologique, qui n’aurait plus alors
que le statut d’un chemin de pensée parmi plusieurs. Les incertitudes de
Heidegger face à Platon font du thème « Heidegger et Platon » un véritable
bourbier. Mais il vaut la peine de l’explorer, non seulement pour la lumière qu’il
jette sur le développement de la pensée de Heidegger mais pour rendre compte
des limites qu’il révèle dans le projet d’une phénoménologie entendant dépasser
la métaphysique.
Platon phénoménologue
Que l’eidos platonicien soit une idée abstraite semble s’imposer pour plusieurs raisons : (1) C’est quelque chose d’universel – l’eidos du lit, même dans les sens humble des premiers dialogues, avant la formation de la théorie des idées transcendantes, est ce que tous les lits possèdent en commun, donc manque la concrétude d’aucun lit particulier. (2) L’eidos est la définition de la chose, et non pas sa forme individuelle. (3) L’eidos, dans la théorie dévéloppée, est permanent et immuable, hors du temps, et les formes individuels n’en sont que de faibles images soumises au temps. (4) L’eidos est invisible : l’âme ne la contemple dans sa pleine vérité qu’avant la naissance et après la mort, et elle n’en a ici-bas qu’une vision fragmentaire et brouillée. (5) L’eidos n’est perçue que par la pensée reflexive : « Les uns, tu peux les toucher, les voir, tes autres sens peuvent t’en donner la sensation; tandis que les autres, qui gardent leur identité, il n’y a absolument pas pour toi d’autre moyen de les appréhender sinon la pensée réfléchie (tês dianoias logismô), les choses de ce genre étant bien plutôt invisibles (aeidê) et soustraites à la vision (oukh horata) » (Phédon 79a). Les formes sont ce qui fonde la connaissance dans sa différence d’avec l’opinion; elles sont objets de la seule intellection et les objects phénoménaux n’en sont que des imitations (Timée 50c-51e).
Mais tous ces aspects qui semblent
soustraire l’eidos au registre du phénoménal trahissent en même temps
la richesse phénoménale indiquée par le mot eidos et qui forme la base
de toute la philosophie platonicienne. L’erôs de Socrate qui
s’enflamme pour les belles formes est le point de départ de cette pensée.
L’élévation de l’esprit vers l’universel et vers l’être intelligible soustrait
au devenir sensible ne perd pas le souvenir de la vision passionnée initiale et
se confirme par la jouissance d’une vision extatique du beau en soi ou du vrai
en soi au sommet de l’échelle de la méditation philosophique. La philosophe
commence et s’achève dans la contemplation de l’eidos. Le texte de
Platon se prête ainsi à une lecture à contre-poil qui en sauvera l’apport
phénoménal du cadre théorique dépassé.
Cette dimension « érotique » retient peu
l’intérêt de Heidegger, sauf dans une discussion de 1936 sur la beauté dans le Phèdre,
salué comme le plus parfait des dialogues platoniciens, la plus riche en
dimensions différentes, écrit à l’akmê de la carrière de Platon, et
révélant le fondement sur lequel sont bâtis et la République et le Banquet
(GA 6:1.170, 194; GA 43.205, 236). La beauté est « was im
nächsten Anschein des Begegnenden zugleich am ehesten das entfernteste Sein zum
Vorschein bringt, ce qui dans l’apparence la plus proche de ce qui se
rencontre, en même temps porte le mieux devant nous l’être le plus éloigné » (GA 6 :1.170). « Nun de kallos monon
tautên eskhe moiran hôst’ ekphanestaton einai kai erasmiôtaton (Phèdre
250d)… Das Schöne ist jenes, was am unmittelbarsten auf uns
zukommt und uns berückt. Indem
es uns als Seiendes trifft, entrückt es uns zugleich in den Blick auf das Sein.
Le beau est ce qui nous vient et nous ravit de la façon la plus immédiate et
nous ravit. En tant qu’il nous touche comme étant, il nous transporte en même
temps dans le regard de l’être » (GA 6:1.199; GA 43.241 a Scheinendes
en lieu de Seiendes).
Mais Heidegger souligne la faille dans cette situation si harmonieuse : « Weil das Sein für Platon das Nichtsinnliche ist, kann die Offenbarkeit des Seins, die Wahrheit, auch nur das nichtsinnliche Leuchten sein. Puisque l’être pour Platon est le non-sensible, l’évidence de l’être, la vérité, ne peut être elle aussi qu’un rayonner non-sensible » (GA 6:1.201; GA 43.247). C’est peut-être le reflet appauvri que la métaphysique peut donner de la lutte entre terre et monde, occultation et désoccultation, par laquelle l’œuvre d’art instancie l’événement de la vérité dans la vision de l’Origine de l’œuvre d’art que Heidegger est en train de développer. Il y a chez Platon un écart entre le rayonnement d’une belle forme et le rayonnement non-sensible de la vérité. Mais cet Abstand entre alêtheia et beauté n’est pas une division, une Zwiespalt (GA 6:1.190; GA 43.231). Malgré les limites de ce qui est donné dans le phénomène de la beauté, il reste aligné avec la vérité ultime, le Bien: « In der Entzweiung überwiegt der Einklang, weil das Schöne als das Scheinende, Sinnliche im voraus sein Wesen in der Wahrheit des Seins als des Übersinnlichen geborgen hat. Dans la séparation prédomine l’accord, car le beau comme ce qui rayonne, le sensible a d’avance caché son essence dans la vérité de l’étre comme le supra-sensible » (GA 6:1.202); cf. GA 43.248). « … muss die Eröffnung des Seins dort geschehen, wo, von der Wahrheit aus geschätzt, das mê on (eidôlon), das Nichtseiende west. Dies ist jedoch der Ort der Schônheit. L’ouverture de l’être doit avoir lieu là où, dans l’estimation selon la vérité, c’est le non-être, mê on (eidôlon), qui règne. Pourtant ceci est le lieu de la beauté » (GA 6:1.201; cf. GA 43.247). Non-être veut dire ici ce qui ne peut avoir le caractère plenier de l’être (« volle Auszeichnung als on »; GA 6:2.195; GA 48.294). Heidegger lui-même n’accepterait pas cette vision de l’art comme manque d’être, ou comme participation limitée à l’être. En tant que phénomène l’œuvre d’art est le lieu de la vérité, le processus d’a-lêtheia par lequel la forme de l’étant est arrachée du cèlement. La notion de beauté perd sa pertinence quand on saisit cet événement de façon radicale.
Ce n’est pas par une méditation de la
beauté que Heidegger peut pénétrer le secret de Platon, car celle-ci renvoie à
la vérité comme plus essentielle. Heidegger choisit donc d’aborder la doctrine
de Platon sur la vérité, mais il le fera en phénoménologue. Cette instance
non-sensible n’échappe pas à la phénoménologie, car son rayonnement, bien que
non-sensible, se donne à appréhender comme phénomène. En suivant le chemin
indiqué par l’allégorie de la caverne, on commencera par le rayonnement des
formes que nous avons devant nos yeux. Les mots eidos et idea
ont des rapports étymologiques avec la vision et la connaissance. Avant de signaler
pour Heidegger la prédominance de l’intellectualisme, de la théorie et de
l’idéalisme chez Platon, ces expressions indiquent le mode d’apparaître des
phénomènes. Heidegger médite longuement tout ce que la notion d’eidos peut
nous apprendre sur la phénoménalité des choses, même si à la fin c’est dans
cette concentration sur la forme visuelle qu’il trouvera la limite la plus
intime de la pensée platonicienne, qui la destinait à devenir une métaphysique.
D’abord, Heidegger enracine l’eidos
dans l’ètre-au-monde, la vie pratique. Nous comprenons l’eidos d’une
maison en y habitant et en devenant familiers avec elle. Deuxièmement, il est
attentif au fait que chez Platon c’est le langage qui met en lumière l’eidos
des choses, le discours cherche à épouser les articulations des formes.
En-dessous du langage qui définit et catégorise, Heidegger laisse transparaître
un autre logos qui adresse les formes individuelles dans un contexte
relationnel et pragmatique. Son ambivalence à l’égard de Platon et du langage se
montre dans les jugements qu’il porte sur le rôle du langage chez lui. En
troisième lieu, cette articulation des formes laisse voir leur Jeweiligkeit,
leur surgissement temporel. La temporalité n’est pas qu’une qualification
accidentelle de la forme, comme une métaphysique rationaliste pourrait le
croire, mais relève de l’essence même de la forme en tant que phénomène. Qu’une
essence intemporelle se cache derrière cette forme temporelle et la fonde est
une idée qui ne trouve guère d’accueil chez Heidegger, ou à laquelle il
n’accorde qu’une place sécondaire, en dépendance de la réalité première
phénoménale. L’ « aspect » d’une belle statue n’existe que comme surgissement
temporel, et ne se laisse appréhender que comme jeweilig, comme la
surprise perpétuelle de la venue à être. Séparé de cette temporalité, la forme,
l’être même de la statue se perd.
En dernier lieu, et surtout, à partir de cette appréhension concrète de la forme, Heidegger laisse se déployer toute la force ontologique que Platon investit dans la notion. Il y reconnaît une pensée de la différence ontologique, qui n’est pas une construction abstraite mais la percée d’une entente de l’être. En 1926, la forme en tant qu’idée ontologique (chez Platon) répond à la question : « Wie sieht das Seiende als Seiendes aus? Als was zeigt sich das Seiende selbst, wenn ich es nicht hinsichtlich einer bestimmten Eigenschaft, sondern nur als Seiendes betrachte? Quelle figure a l’étant comme étant? Comme quoi se montre-t-il l’étant même, quand je le considère non en vue d’un attribut détérminé mais seulement comme étant? » (GA 22.252). En 1931-32 il écrit : « Die Ideen sind das Seiendste, weil sie das Sein zu verstehen geben, ‘in dessen Licht’, wie wir heute noch sagen, das einzeln Seiende allererst Seiendes ist und das Seiende ist, was es ist. Les idées sont ce qui plus est, puisqu’elles donnent à comprendre l’être ‘à la lumière duquel’, comme nous disons aujourd’hui encore, l’étant individuel est d’abord étant et est cet étant qu’il est » (GA 34.99). La lumière de l’idée est rapportée à l’être au monde par le rappel de notre usage actuel de l’expression « in dessen Licht ». L’existence et l’essence s’enracinent dans le don de l’entente de l’être accordé par l’idée. Même idée en 1940 : « Les aspects de ce que sont les choses elle-mêmes, les eidê, constituent l’essence, dans la lumière de laquelle chaque étant particulier se montre à nous comme ceci ou cela; et c’est seulement parce qu’elle se montre ainsi que la chose devient non voilée et accessible » (Questions, 446 [10]).
L’eidos est un nom époqual de
l’être, et le phénoménologue peut laisser émerger toute sa profondeur
ontologique. Il apprend à voir avant de montrer les limites de ce qui est vu.
On se rappelle le dialogue entre Platon et Antisthène :
Antisthène : « Je vois bien
le cheval réel, Platon, mais je ne vois pas de cheval-idée (hippotêta).
»
Platon : « C’est que tu as de
quoi voir le cheval réel, mais tu n’as pas encore l’œil avec lequel on voit le
cheval-idée. »[11]
Dans l’optique de Heidegger ce qui
manquait à Antisthène n’était pas la capacité dialectique, la capacité de
penser abstraitement, mais la sensibilité phénoménologique. Car pour Heidegger
la vérité est une quantité phénoménologique, le non-cèlement, de sorte qu’il
traduit « ho tên alêtheian mê eidôs, celui qui ne connaît pas la
vérité » (Phèdre 262c) par « einer der die Sachen in ihrer
Unverborgenheit nie gesehen hat, n’a jamais vu les choses dans leur
désoccultation» (GA 19.328; tr. Courtine et al., p. 313). Trouver la
vérité n’a que peu à voir donc avec la labeur conceptuelle, et moins encore
avec le processus d’établir un jugement correct par l’emploi critique des
concepts. Heidegger pratique une résistance perpétuelle, au niveau de la
traduction même du texte, au rationalisme de Platon. Loin de lui la gymnastique
recommandée par Parménide au jeune Socrate : « L’élan est beau et divin,
sache-le, qui t’emporte ainsi vers les arguments (hê hormê hên hormas epi
tous logous). Mais exerce-toi, entraîne-toi à fond dans ces exercices qui
ont l’air de ne servir à rien et que le vulgaire appelle des bavardages (adoleschias)
»; « la volonté de ne pas laisser l’enquête s’égarer dans les choses visibles
et en faire ses objets, mais de l’appliquer aux choses qui sont par excellence
objets de raisonnement et qu’au plus juste titre on appellerait des formes » (Parm.
135d-e). La pensée platonicienne vise les formes, et l’attention que cela exige
est telle que la narration mythique peut servir de récréation (Tim.
59cd). Il ne s’agit évidemment pas d’une attention phénoménologique, mais d’un
effort de pensée que si elle prend son point de départ des phénomènes et permet
à la fin une vue éclairée des phénomènes s’oriente néanmoins vers la clarté
conceptuelle, à établir par l’argumentation logique. En orientant sa lecture de
Platon vers le phénoménal aux dépens de l’autonomie du rationnel, Heidegger
défait le travail fondateur de Platon.
Mais la situation est plus complexe que cela. Car Heidegger, dans ses conférences de 1924, préte une attention phénoménologique extrême au Sophiste pour trouver surtout dans la dialectique un art de mettre en évidence les phénomènes. Il cherche à montre que le dialegein platonicien cherche à faire la traversée du logos pour atteindre la dimension du noein. Ce faisant, il jette beaucoup de lumière sur le dialogue de Platon, mais il a peut-être eu l’impression en fin de compte que les détours de la dialectique étaient une méthode bien coûteuse d’aborder les choses mêmes. Une autre méthode de lire le dialogue aurait peut-être révélé des vertus de la dialectique qui ont échappé à Heidegger. Heidegger reconnaît que l’argument du Sophiste porte un fruit phénoménologique, en rendant le sophiste « dialektisch sichtbar ». Mais la longueur du chemin le confirme dans l’impression que la dialectique est un « embarras philosophique », comme il l’appelle dans Sein und Zeit. Là encore il se réfère avec une sympathie résiduelle au legein comme guide pour « Gewinnung der Seinsstrukturen des im Ansprechen und Besprechen begegnenden Seienden, parvenir aux structures d’être de l’étant se rencontrant là où il s’agit de dire ce qu’il en est et d’en débattre ». Mais le noein direct d’Aristote a rendu la dialectique superflue. Les guillemets ironiques dans la phrase : «Aristote ‘n’y entendait plus rien’ parce qu’il l’installait et lui donnait place sur un sol d’une toute autre radicalité » (GA 2.34; tr. Vézin, p. 25), sont dirigés contre ceux qui déplorent la perte de la dialectique dans la rationalité systématique du Stagirite.
Dans
la dialectique du Sophiste, il ne s’agit pas de classer le sophiste
dans un genre, comme le long découpage ou diairesis de catégories
d’occupation pourrait le faire croire. Il s’agit plutôt d’essayer une variété
d’approches en vue du caractère ambigu et élusif du phénomène, « même le
phénomène de départ est ici indéterminé » (GA 19.288).
Pour Heidegger, si la dialectique vaut quelque chose, ce n’est qu’en tant
d’auxiliaire à la vision phénoménologique. La dialectique commence par une
prise en vue : « Es handelt sich darum, daß das, worüber gesprochen wird, der
Tatbestand [...], die verschiedenen phänomenalen Aspekte desselben, gesammelt
und zusammengesehen werden auf einen Grundbestand hin. Il s’agit de rassembler
et de prendre en vue dans son ensemble l’état-de-fait [...] avec ses différents
aspects phénoménaux dans l’optique d’une teneur-de-fond » (GA 19.331).
Ainsi les définitions initiales du sophiste dans Sophiste 221c-232e
sont autant de descriptions cherchant à prendre en vue le phénomène du sophiste
tel qu’il paraît dans la vie quotidienne.
Platon
procède en phénoménologue, mais c’est un phénoménologue concentré surtout sur
le voir. Même en restant conscient de cette limite, Heidegger en poursuivant le
thème de la vision dévoile une richesse phénoménologique dans le texte
platonicien : sur sunorasthai, Phèdre 265d, il remarque : « beachten
Sie die Betonung des Sehens, der eigentlichen Sacherfassung, notez bien
l’accent mis sur la vision, sur la prise en vue de ce qui se donne à voir » (GA
19.330). Une traduction plus littérale de ces derniers mots : « l’appréhension
authentique de la chose même », indique comment Heidegger voit en Platon un
phénoménologue, même s’il est conscient d’une étroitesse qui va mener Platon à
perdre le fil des phénomènes pour y substituer des idées.
Le dialogue conclut avec la définition enfin adéquate du sophiste (264d-268a). Le phénomène du sophiste est le point de départ du dialogue et il est pris en vue à la fin. Mais le centre d’intérêt en est la communauté des genres, thème éloigné de la phénoménalité. C’est ici que les chemins de Platon et de Heidegger se séparent. Nous aurions tort de suivre Heidegger aveuglément ici. Il faut peser le différend qui s’annonce ici, et faire justice aux motivations platoniciennes. Le phénomène, pour Platon, sert à faire penser un arrière-fond logique et ontologique, et à stimuler la recherche dialectique. En tant que fabricant d’illusions inexistantes le sophiste soulève une question ontologique; pour y répondre : « nous avons contraint le non-être à être, parce que cette existence était l’unique refuge de notre raisonnement » (Polit. 284b). L’intérêt suscité par le phénomène du sophiste concerne son caractère ambigu, ondoyant, énigmatique, qui recèle une promesse ontologique. Platon interroge le sophiste non pas en vue de son être en tant que tel, mais en vue de la question ontologique plus générale qu’il suscite, ou de la menace qu’il pose à la raison : « Communication sélective des Formes, discrimination entre des très grands genres, détermination du Non-être comme Forme : tout cela était nécessaire pour donner au logos le critère de sa vérité et de sa fausseté, pour assurer – avec l’existence de réalités multiples et différenciées – sa possibilité, et enfin pour garantir sa réalité. Il n’était pas possible d’encercler le sophiste à moindres frais, et encercler le sophiste, c’est sauver le logos et la philosophie ».[12]
Le thème du
politique, dans le dialogue suivant, semble présenter moins d’intérêt
ontologique et ne fournir qu’un prétexte « pour devenir meilleurs dialecticiens
sur tous les sujets possibles » (Polit. 285d). « Les réalités
incorporelles, qui sont les plus belles et les plus grandes, ne se peuvent
montrer exactement que dans une raison, et dans rien d’autre (logô monon,
allô de oudeni saphôs deiknutai) et c’est en vue de celles-ci que nous
poursuivons [Diès : c’est de telles réalités que vise] notre discours actuel »
(286a); l’on se penche sur la définition du politique en vue des notions
qu’elle met en jeu. Ces notions n’ont qu’un rapport assez oblique avec les
formes au sens sublime du Phédon, du Phèdre ou du Banquet,
et se concrétisent principalement par l’identification des divisions correctes
des choses : « Car il faut le découvrir [sc. le sentier du politique], et le
bien séparer des autres pour le marquer d’un caractère qui n’appartienne qu’à
lui (idean autê mian episphragisasthai), puis donner à tous les
sentiers qui s’en écartent, une seule marque spécifique (eidos)
différente » (258c). La diairèse, si elle est conduite avec art, met en évidence
les formes – les variétés actuelles – des choses et leurs rapports naturels.
Même ici, où l’on reste si près des données empiriques, il s’agit d’exercise de
la raison logique plutôt que de vision phénoménologique.
S’élever des formes individuelles jusqu’à
l’appréhension de leur forme en tant que telle est un premier apprentissage du
mouvement essentiel de la pensée, telle que l’entend Heidegger, qui va des
étants à la vérité de leur être. En fait, plutôt que d’une séquence nette entre
apprécier le monde des eidê et en voir les limites, il faudrait
peut-être parler d’une oscillation entre une vive participation au mouvement de
pensée qui va des choses à leur eidos, où Heidegger travaille avec
Platon comme avec un collègue en ontologie phénoménologique, et, d’autre part,
une sournoise insatisfaction avec les procédés platoniciens qui lui semblent
passer à côté de la chose même, car Platon se serait laissé figer dans une
posture intellectualiste et n’aurait pas poursuivi ses intuitions
phénoménologiques jusqu’au bout. Cette oscillation pourrait produire une
herméneutique subtile et fructueuse des textes de Platon, mais Heidegger, après
son cours de 1924 sur le Sophiste, n’a pas trouvé le temps nécessaire
pour poursuivre systématiquement une telle lecture. C’est une tâche pour des
heideggériens avec plus de patience et plus de sympathie pour Platon.
.
MÉCONNAISSANCE DE LA DIALECTIQUE
.
Heidegger prétend que son approche phénoménologique sert seulement à « rendre disponibles les horizons permettant de comprendre ce que Platon savait mieux que nous » (GA 19.278). « Das gerade ist das Charakteristische der Dichotomie und des temnein : daß etwas im Hinsehen auf ein anderes zur Bestimmung gebracht wird.[…] Das wesentliche bleibt das dêloun, das Aufzeigen und Offenbarmachen der Sachen selbst. Tel est précisément le trait caractéristique de la dichotomie et du temnein : quelque chose est progressivement défini eu égard à une autre chose.[...] L’essentiel reste le dêloun, à savoir de mettre en évidence et de rendre manifestes les choses mémes » (286-7). Heidegger dit que Platon transfère cette méthode de division des étants à l’étre même, ce qui témoigne d’une méconnaissance de la différence ontologique. Mais il s’agit dans les deux cas de distinctions au niveau du langage, d’abord; les distinctions qui y correspondent au niveau des choses peuvent bien se montrer ensuite de caractère très différent. Francisco Gonzalez remarque que pour Heidegger « l’abord de l’être par le logos et sa structure, comme dans la méthode de diairesis, ne peut que faire disparaître la distinction entre être et étants. Heidegger suggère en outre que les Idées ou Formes platoniciennes soient un produit de cette approche de l’être et de la confusion qu’elle cause (GA 19.287) ». Il défend Platon en maintenant qu’il « reconnaît pleinement la différence ontologique elle-même aussi bien que l’incapacité du logos, et de toute approché centrée sur le logos, à préserver et rendre justice à cette différence », ce qu’il fait en prenant sa distance du discours de l’être et du non-être dans le dialogue par « diverses stratégies, dont la plus générale est la forme du dialogue elle-même ».[13] Mais puisque Heidegger reconnaît dans l’eidos une percée de la différence ontologique chez Platon, il faut prendre ses critiques sur ce point dans un sens relatif. Que Platon reconnaisse « pleinement » la différence est peu probable, et le véhicule de la forme littéraire du dialogue ne semble pas apte à traduire une telle reconnaissance. Dire la différence, au sens phénoménologique, exigerait une autre pratique positive de la parole. « Platon ne comprenait les eidê commes des choses objectivement présentes : en fait, c’était précisément pour éviter d’objectifier les eidê que Platon s’est abstenu de donner une ‘théorie des Formes’ ».[14] Certes, la différence ontologique est à l’œuvre dans cette altérité des eidê par rapport aux choses (comme elle l’est d’ailleurs même dans l’onto-théologie la plus développée), mais elle n’y est pas pleinement articulée.
Heidegger voit dans la dialectique un art phénoménologique, mais c’est une phénoménologie limitée par sa concentration sur le voir. « Dieses Sehen der Wahrheit wird vollzogen in der Dialektik. Cette vision de la vérité s’accomplit dans la dialectique » (319).[15] Son point de repos est un « Nur-mehr-Hinsehen, la simple vision », « das schlichte Haben des atomon eidos, so zwar, daßf der ganze Zusammenhang des dialegesthai im Ausgang vom horan des hen bis zum Sehen des eidos ein in sich geschlossenes Sehen ist, ein Sehen der Herkunftsgeschichte des betreffenden Seienden, von dem gehandelt wird, la simple possession de l’atomon eidos, de telle sorte que l’ensemble tout entier du dialegesthai, depuis son départ dnas l’horan de l’hen jusqu’à la vision de l’eidos, est une vision arrêtée, une vision de l’histoire de la provenance de l’étant en question » (350). Mais il semble que c’est Heidegger lui-même, par son optique exclusivement phénoménologique, qui réduit la dialectique à une quête de la vision, en manquant sa mobilité et sa variéte.
Monique Dixsaut montre que la dialectique
platonicienne est un exercice dialogal du logos, qui est loin de se
figer en une méthode mécanique. Cette recherche des formes est une voie, qui
prend des formes diverses selon les contextes et les questions particulières
qui la lancent et selon l’inspiration créatrice de qui la pratique. Elle est
d’une telle variété qu’elle ne se laisse pas résorber dans des notions
postérieures de pensée dialectique, fussent-elles aussi compréhensives que
celle de Hegel, et on a du mal aussi à la dompter par une logique systématique,
telle le système des genres et des espèces établi à partir d’Aristote. Elle ne
se laisse réduire non plus, peut-on ajouter, à un régime de pensée
phénoménologique. La dialectique est menée par une sensibilité, une divination
qui sait laisser apparaître les formes, et elle peut être couronnée par une
vision intuitive de celles-ci. Cela invite la lecture heideggérienne selon
laquelle la dialectique serait un essai (plus ou moins maladroit et tâtonnant)
de laisser voir l’être des étants dans sa vérité.[16] Mais toute cette rhétorique de la vision
des essences peut se lire d’une façon opposée, comme célébrant la puissance du
rationnel. S’il a une dimension phénoménologique, elle est imbriquée avec d’autres
dimensions. Pour bien peser ce que Platon peut nous dire sur la phénoménalité
de l’être il faudrait maîtriser le contexte dans lequel cette phénoménalité
affleure, celui d’une pensée dialectique d’une grande mobilité, subtilité et
pluriformité. Heidegger se contente souvent d’ouvrir une brèche audacieuse dans
le texte tel qu’on le comprend habituellement, laissant à ses successeurs le
soin d’exploiter cette brèche dans une lecture prudente et différenciée. Il
accentue la promesse du texte étudié pour une réflexion phénoménologique, mais
n’affronte pas la question méthodique d’une relecture conséquente du texte qui
mettrait l’aspect phénoménologique en rapport avec les autres aspects, les
aspects éthiques ou logiques par exemple, tout en invoquant l’aspect
phénoménologique refoulé pour surmonter les autres en tant qu’ils l’occultent.
Les Formes hantent le discours platonicien
comme une mélodie élusive et elles sont abordées dans des perspectives et selon
des stratégies multiples. Insister sur un abord strictement phénoménologique
des formes, aux dépens de l’inventivité de la pratique dialectique, risque de
les figer en quantités statiques, que l’on peut alors saluer comme une «
mittence de l’être » en en signalant les limites, et en mettant Platon à sa
place dans l’histoire de l’être. Il est vrai que selon Heidegger « Das
Erblicken gelingt, wenn überhaupt, nur in der fragenden, lernenden Haltung
[...] Nur in der Strenge des Fragens kommen wir in die Nähe des Unsagbaren. La
vision s’accomplit seulement dans l’attitude qui questionne et qui apprend.
[...] Seulement dans la rigueur du questionnement vient-on dans la proximité de
l’indicible » (GA 34.97-8), mais il entend le questionnement aussi
dans un sens purement phénoménologique qui n’entre pas dans le tissu actuel des
raisonnements platoniciens (du moins après le cours de 1924).
« La dialectique est l’unique route, hodos ou methodos, vers l’essence; seule la puissance dialectique peut nous frayer un chemin vers l’intelligence de ce qu’une chose est en vérité.[17] » Le mouvement de l’esprit en tant que construction d’arguments intéresse Heidegger peu; il cherche plutôt comment cet élan de la raison s’enracine dans une ouverture du Dasein à l’être. Le langage platonicien empêche de réduire les formes à des simples définitions logiques. Si elle tend, par contre, à les objectifier, en en faisant des objets transcendants offerts à notre contemplation, le phénoménologue peut les sauver de ce destin en les ramenant au mouvement de l’esprit dans lequel elles ont pointé d’abord et au langage qui les a nommées. Les formes retrouvent ainsi leur signification comme ouvertures sur l’être. Platon aspirait moins vers une science des formes que vers l’exercice même de dialectiser, qui témoigne d’une ouverture de l’esprit porté par un éros inassouvissable, et qui permet à l’esprit de rester en contact avec le domaine des formes et du Bien. Heidegger a tendance à voir la parole comme une nomination poétique réalisé par un individu privilégié, mais pour Platon c’est le logos dialogal, le dia-logos, qui fait émerger les formes dans toute leur splendeur. Ainsi la vision du Beau dont il est question vers la fin du Banquet ne concerne pas seulement Socrate, mais peut être vue comme le sommet de toutes les discussions antérieures.
Le fait que Heidegger en fin de compte ne
sait que faire de la dialectique platonicienne, et n’y voit qu’une étape
préliminaire et confuse, dépassée par la vision aristotélicienne, peut
s’interpréter comme révélant une limite de la pensée de Heidegger plutôt que de
celle de Platon. Heidegger hébergeait une velléité de reprendre son étude du Sophiste
et devait sentir qu’il n’avait pas rendu justice à « puissance dialectique
» (dunamis dialektikê). Cette puissance ne se laisse pas subordonner
sans reste à une vision des phénomènes. Elle échappe au contrôle de la
puissance phénoménologique et rivalise avec elle. Le rapport des deux
puissances n’est ni un rapport de préséance ni de complémentarité. Il s’agit de
deux stratégies de pensée qui se développent selon leur propre autonomie et
dont les entrecroisements et les frictions ne correspondent pas à une
corrélation systématique, mais constituent une histoire contingente et
pluraliste.
La méconnaissance à l’égard de la
dialectique s’est aggravée entre le cours de 1924 et les discussions de
l’allégorie de la caverne dans le cours de 1931-32 (GA 34). Heidegger
n’y prête aucune attention au rôle joué par l’argumentation rationnelle dans
l’identification du Bien comme « le telos de l’intelligible » (Rép.
532b). « En étant cause de l’intelligibilité totale des êtres qui existent
vraiment, le Bien garantit à la puissance dialectique que ce qu’elle vise en
posant des questions d’essence existe, et d’une manière telle qu’il est
possible de répondre à cette question. [...] La ‘puissance naturelle’ qu’est
l’intelligence en l’âme comprend que le Bien est cause à la fois de son désir
de comprendre ce que c’est, et du fait que l’objet de ce désir existe. La
question du Bien est donc une cause intérieure au cheminement dialectique
: si on la pose sans emprunter ce chemin, du dehors, on n’attrapera du Bien que
des images.[18]
» Ni dans son appréciation ni dans sa critique du Bien Heidegger ne rend
justice à la raison comme puissance en soi. Il caractérise de manière
non-dialectique la correction logique visée par Platon en termes d’une
phénoménologie de la vision :
Der Übergang von einer Lage in die andere
besteht in dem Richtigerwerden des Blickens. An der orthotês, der
Richtigkeit des Blickens, liegt alles. Durch diese Richtigkeit
wird das Sehen und Erkennen ein rechtes, so daß es zuletzt geradeaus auf die
höchste Idee geht und in dieser ‘Ausrichtung’ sich festmacht. In diesem
Sichrichten gleicht sich das Vernehmen dem an, was gesichtet sein soll. (GA 9.230) Passer d’un état à un
autre, c’est regarder d’une façon plus exacte. Tout est subordonné à l’orthotês,
à l’exactitude du regard. Par cette exactitude, la vue et la connaissance
deviennent correctes, de sorte que finalement elles visent directement l’Idée
suprême, et se fixent dans cette ‘visée’. Ainsi orientée, la perception se
conforme à ce qui doit être vu. (Questions, 459).
Aucune générosité herméneutique ne vient
en aide à l’allégorie ici. Les métaphores visuelles sont prises comme
trahissant une objectivation illégitime de la vérité. Regarder le Bien, c’est
figer la vérité en simple lumière et manquer toute la tension de l’arrachement
par lequel l’étant accède à la présence,. La métaphysique consiste en cet arrêt
du processus de l’être. Elle impose une forme à l’être même, le figurant comme
ens commune ou summum ens.
Mais pour laisser voir l’eidos, chez Platon, il ne
suffit pas de regarder avec attention. Il faut plutôt savoir poser des bonnes
questions et conduire des arguments adroits : les formes ont une existence qui
diffère de celle des chose sensibles et « qu’aucune expérience ne peut
constituer et qu’aucune sensation ni aucune expérience sensible ne peut
appréhender. Seulement une question ».[19] Vouloir toujours ramener les formes au
niveau phénoménologique, c’est couper les ailes à la dialectique et imposer sur
elle la fixité d’un regard correct. La dialectique est un exercice (meletê,
Ménon 75a) de la pensée questionnante et la correction de son regard sur
les formes veut dire la réussite d’une prise intellectuelle, ou plutôt la
justesse d’un chemin de raisonnement qui suit l’intuition des formes. Une
sensibilité aux phénomènes soit empiriques soit transcendantaux peut guider et
ancrer cet exercice mais ne lui fournit pas toute sa substance.
Quand Heidegger invoque Platon contre
Platon, un Platon phénoménologue contre un Platon rationaliste, pour secouer le
joug de l’idée, la stratégie ne marche pas très bien, car pour saisir l’impact
phénoménologique des textes de Platon il faudrait apprécier mieux que ne le fait
Heidegger le travail dialectique comme ouvrant un espece de pensée, espace dans
lequel les étants se manifestent dans la clarté d’une nouvelle entente
intellectuelle. Au fond de cet espace se profilent les immenses figures
éblouissantes des Formes et du Bien. Ce sont des ouvertures sur le réel, voire
le réel ultime, dont on ne saurait limiter et bien définir la portée. En tant
que visées de l’ultime leur signification dépasse l’aspect intellectualiste
souligné par Heidegger. Elles émergent au cours de la dialectique vivante non
comme un plafond ou un joug imposé sur l’ouverture de la pensée mais comme
chiffres de cet obscur objet de désir dont la pensée est assoiffée. Le Bien est
le thème fondamental des discussions de la République, qui toutes
supposent une connaissance du Bien, qui peu à peu s’affine. Mais quand on
demande une définition du Bien, Socrate s’esquive. Ce n’est pas pour garder le
prestige d’une transcendance ineffable, mais en reconnaissant que le Bien, et
peut-être toutes les Idées, servent à conduire la pensée à chaque pas mais ne
se prêtent à aucune clôture conceptuelle.
Quand Heidegger prétend
qu’une précompréhension de l’être comme présence guide les débats du Sophiste
ou du République et limite par avance leur portée possible, c’est parce
qu’il croit que l’ouverture du Dasein dans son sens de l’être
primordial est une réalité qui dispose de l’orientation de la pensée et que la
raison est impuissante à changer cette ouverture initiale. Chez les Grecs cette
ouverture était portée vers l’être comme présence, comme son destin pour ainsi
dire. Ainsi aucun des thèmes traités dans le débat dialectique ne doit dépasser
les limites posées par cette orientation initiale (qui elle-même a un statut
époqual, comme un destin historique inesquivable). L’être étant compris comme Anwesend-sein
(GA 19.34), le sens de l’être comme tel reste ininterrogé. Mais
cette présupposition empêche Heidegger d’exploiter les suggestions de
profondeur ontologique dans l’aporétique du Sophiste au sujet de la
notion d’être et dans ses références au caractère dynamique de l’être et a
l’être comme dunamis, capacité des contraires (247d-249a).[20] Une oscillation entre une appréciation du
caractère ouvert et questionnant de la pensée platonicienne d’une part et
d’autre part la thèse sommaire du primat de l’être comme présence nuit à la
consistance du jugement de Heidegger. Dans le cours de 1931-32 il pèche dans le
sens opposé en dénoncant ceux qui pensent que Platon n’était pas sérieux quand
il parlait du « dunamis-Charakter des Seins » : « Und eben da, wo
Platon später im Fragen nach Sein und Wahrheit am weitesten vorgedrungen ist,
im Dialog ‘Sophistes’, wird das Wesen des Seins in der dunamis
gefunden, – in solchem, was nur Ermächtigung
ist und weiter nichts (247 d-e). Et
précisément là où plus tard Platon est allé plus loin dans la questionnement
après l’être et la vérité, dans le dialogue Sophistês, l’essence de
l’être serai découvert dans la dunamis – dans cela qui n’est que
rendre-capable et rien d’autre (247 d-e) » (GA 34.110). Ici Heidegger
semble oublier (ou corriger) ce sur lequel il avait insisté en 1924, que l’être
comme capacité d’affecter ou d’être affecté – définition seulement provisoire
en tout cas – suppose bien une présence de cette dunamis, un support
qui serait de l’ordre de l’Anwesen.[21] Il semble que le va-et-vient subtil du
dialogue platonicien infecte le commentaire de Heidegger d’une oscillation qui
multiplie les incertitudes, et qu’il cherche à limiter parfois par des
jugements péremptoires. Aucune prise en vue phénoménologique ne maîtrisera le
rapport Heidegger-Platon dans toute sa complexité. Pour tirer au clair ses
enjeux il faudrait en faire une lecture dialectique – dernière revanche sur le
phénoménologue de la dialectique dont il a méconnu la puissance.
LE BIEN COMME PROTO-EREIGNIS?
.
La dialectique platonicienne cherche la
vision des Formes et elle est guidée en dernier lieu par la notion du Bien, qui
est le fondement du monde des Formes, l’Idée des Idées, le soleil du monde
intelligible. De tout cela Heidegger offre une lecture résolument
phénoménologique. Le Bien est ce qui « rend apte » le rapport des étants et de
l’esprit que les perçoit, rapport de non-voilement, qui est le « joug » (zugon)
entre l’ouverture des étants et l’entente de l’être. Cette pensée s’exprime
moins chaleureusement dans l’essai de 1940, La doctrine de Platon sur la
vérité, que dans le cours de 1931-32 sur « l’essence de la vérité », dont
l’essai de 1940 est loin d’être un simple résumé. Quelque chose s’est passé
entre ces deux dates. Il n’est pas facile de dire exactement en quelle mesure,
comment, et pourquoi le rapport de Heidegger a Platon a changé, ni de porter un
jugement critique sur ce changement. Le rôle joué par l’influence de Nietzsche,
l’anti-platonicien par excellence, dont Heidegger s’est tant occupé de 1936 à
1941, est difficile à peser avec exactitude.
Comme Heidegger cherche à enraciner la
notion de forme dans un sens premier et élémentaire d’ « aspect», de même il
rappelle la notion du bien au sens très terre-à-terre d’aptitude, comme quand
on parle d’une bonne paire de skis. Ainsi peut-on construire une vision
phénoménologique du rôle du bien, comme ce qui rend la pensée et les étants
aptes à leur rencontre. L’aspect éthique du Bien, qui impliquerait que la vision
du vrai ne soit pas seulement un effet de paideia mais le résultat
d’une conversion morale n’est pas pris en compte; l’allégorie de la caverne n’y
invite pas, mais si l’on se rappelle le contexte de tout le dialogue, dont le
thème est la justice, on pourra soupçonner que Heidegger laisse à côté ou
exclut ici ce qui ne vient à la rencontre de son projet onto-phénoménologique.
De même la notion que le Bien soit source ou cause des étants est congédiée
comme une imposition tardive, platonicienne ou chrétienne, et sa causalité est
réduite à une condition de possibilité d’ordre phénoménologique.
On a parfois déploré que
Heidegger réduit la notion du Bien au sens plat de Tauglichkeit.[22] Dans un premier temps il le fait pour
donner un sens phénoménologique concret à l’idée du Bien, devenue tellement
abstraite dans la tradition du platonisme. Il s’oppose aussi à l’interprétation
néokantienne de Natorp et de Lask, qui voient dans le Bien un Sollen idéal.
Mais dans peu de temps cette lecture phénoménologique sert encore à discréditer
le Bien platonicien : « Das epekeina kann deshalb nur als etwas
bestimmt werden, was die Seiendheit nunmehr als solche in ihrem Bezug zum
Menschen (eudaimonia) kennzeichnet, als das agathon, das Taugliche,
alle Tauglichkeit Begründende, also als Bedingung des ‘Lebens’
der psuchê und somit deren Wesen selbst. Damit ist der Schritt getan zum ‘Wert’, zum ‘Sinn’, zum ‘Ideal’. L’epekeina ne peut donc être
défini que comme quelque chose qui marque l’étantité dans son rapport à l’homme
(eudaimonia), comme l’agathon, l’apte, qui fonde
toute aptitude, donc comme condition de la ‘vie’ de la psuchê,
et donc comme l’essence même de celle-ci. On a ainsi franchi le pas vers la
‘valeur’, le ‘sens’, l’‘idéal’» (GA 65.210). (J’ai éliminé la virgule
après « Lebens ».)
Mais je crois reconnaître
dans ce que dit Heidegger au sujet du Bien dans son cours de 1931-32 une
virtualité herméneutique qui est aux antipodes de cette lecture méprisante qui
noie le texte platonicien dans les clichés des commentateurs. Si les eidê
représentent la percée chez Platon d’une vision de l’être dans sa différence de
l’étant, on pourrait rapporter le Bien, l’idée des idées, à une différence plus
fondamentale, celle entre l’être et l’Ereignis, comme ce qui « donne »
l’être. Le Bien serait une espèce de balbutiement de l’Ereignis comme
l’eidos serait une lueur partielle de la différence ontologique.
L’interrogation des étants en
vue de leur être est continuée dans l’interrogation de l’être lui-même en vue
de ce qu’on peut appeler les conditions phénoménologiques de sa possibilité.
Heidegger entend une résonance insoupçonnée dans la phrase de Parménide, « esti
gar einai ». Il refuse d’y voir un simple constat logique : il y a de
l’être et il n’y a pas du non-être. Il croit plutôt y toucher à l’origine même
de la philosophie dans l’étonnement que provoque le phénomène « que l’étant est
». « Esti gar einai – ‘Es ist nämlich Sein’. In diesem Wort
verbirgt sich das anfängliche Geheimnis für alles Denken. ‘Car il y a
être’. Dans cette parole se cache le mystère initial pour toute pensée » (GA
9.334). À mesure que Heidegger l’interroge, il émerge une différence entre le esti
et le einai – une différence plus profonde que celle entre être et
étant. Dans le esti on peut lire la possibilité – « la puissance
tranquille du possible » (Lettre sur l’humanisme) – qui octroie
l’être, le cèlement d’où l’être émerge dans le non-cèlement (Unverborgenheit).
Cette méditation avance lentement, toujours exposée au soupçon de ne faire que
répéter de façon illégitime la phénoménologie, elle-même très audacieuse, des
rapports entre être et étant. Cette pensée trouve moins de garantis dans la
tradition philosophique que celle de la différence ontologique, mais pour un
temps Heidegger semble bien avoir entrevu une lueur de l’Ereignis dans
la pensée platonicienne du Bien. Le Bien aussi représente un pas au-delà de
l’être; non pas vers un non-être transcendant, mais vers l’essentialité le plus
intime de l’être même. Dans le cours de 1931-32, répété dans le semestre
d’hiver 1933-34 (GA 36/37), il est possible que la pensée naissante de
l’Ereignis inspire l’intérêt de Heidegger pour le thème du Bien et
guide sa démarche d’exégète. Ce cours fait partie de la période d’incubation de
l’Ereignis pour Heidegger, qui est peut-être tenté de voir dans la
pensée platonicienne du Bien une étape ancienne de l’incubation de cette idée.
Heidegger cherche à penser le Bien comme une réalité immanente et phénoménale,
comme le sera l’Ereignis, l’événement qui rapporte la pensée aux étants
dans l’harmonie d’une rencontre intime qu’il appelle aussi Eräugnis
(de Auge, œil). Heidegger voudrait que l’epekeina
tês ousias ne soustraie pas le Bien au régime du phénoménal mais soit
lui-même un énoncé phénoménologique. Il signifierait que le Bien est au-delà
des étants en tant que surgissant dans la présence parce qu’il est lui-même la
condition immanente de leur surgissement, plutôt qu’une transcendance posée par
la déduction métaphysique. Dans le discours sur le Bien, Heidegger décèle une
entente de l’ouverture de l’être, entente insuffisante parce que trop centrée
sur la vision correcte des formes sous la dominance de l’idée la plus haute.[23]
On peut donc trouver des
anticipations de l’Ereignis dans des passages comme le suivant :
Daß die höchste Idee am ursprünglichsten
und eigentlichsten dessen waltet, was ohnehin schon das Amt der Idee
ist: mit-entspringen lassen Unverborgenheit von Seiendem und, als das
Erblickte, das Sein des Seienden zu verstehen geben (keines ohne das
andere). Die Höchste Idee ist jenes kaum noch Erblickbare, das überhaupt so
etwas wie Sein und Unverborgenheit mit-ermöglicht, d. h. Sein
und Unverborgenheit als solche zu dem ermächtigt , was sie sind. Die
höchste Idee is also dieses Ermächtigende, die Ermächtigung für das Sein,
daß es sich als solches gibt, und in eins damit die Ermächtigung der Unverborgenheit
daß sie als solche geschieht. (GA 34.99). Que l’idée la plus
haute gère de la manière la plus originelle et la plus authentique ce qui est
en tout cas déjà l’office de l’idée : de laisser le non-cèlement de
l’étant surgir avec, et de donner à comprendre l’être de
l’étant comme ce qui est regardé (aucun des deux sans l’autre). L’idée la
plus haute est cela qui ne se laisse guère regarder mais qui rend possible
ensemble être et non-cèlement, c.-à-d. qui donne à l’être et
au non-cèlement la puissance d’être ce qu’ils sont. L’Idée la plus
haute est donc cette instance qui donne puissance, la puissance pour l’être
qu’il soit donné comme tel et avec cela la puissance pour le
non-cèlement qu’il arrive comme tel.
Dans l’essai de 1940 le ton est moins
chaleureux, et la critique pointe dans l’accent sur l’aspect visuel :
Die «Ideen » machen daher, griechisch gedacht, dazu tauglich, daß etwas in dem,
was es ist, erscheinen und so in seinem Beständigen anwesen kann. Die Ideen sind das Seiende jedes Seienden.
Das, was jede Idee zu einer Idee tauglich macht, platonisch ausgedrückt, die
Idee aller Ideen, besteht deshalb darin, das Erscheinen alles Anwesenden in all
seiner Sichtsamkeit zu ermöglichen. Das Wesen jeder Idee
liegt schon in einem Ermöglichen und Tauglichmachen zum Scheinen, das eine
Sicht des Aussehens gewährt. Daher ist die Idee der Ideen das Tauglichmachende
schlechthin, to agathon. (GA
9.228) Ainsi, pour la pensée grecque, les « idées » rendent apte à ceci, qu’une
chose puisse apparaître en ce qu’elle est et puisse être ainsi présente en ce
qu’elle a de permanent. Les idées sont, en chaque étant, ce qui est. Ainsi, ce
qui rend chaque idée apte à être une idée, c’est-à-dire, en langage
platonicien, l’Idée de toutes les idées, consiste en ceci qu’elle rend possible
l’apparition de toutes les choses présentes dans leur entière visibilité.
L’essence de toute idée réside déjà en ceci qu’elle permet de paraître, qu’elle
rend apte à ce paraître qui accord une vue sur l’é-vidence. C’est pourquoi
l’Idée des idées est ce qui rend apte purement et simplement : to agathon.
(Questions, 455)
Le Bien, dans cet essai, est caractérisé surtout comme une Idée qui met l’alêtheia sous son joug, et lance ainsi la carrière de la métaphysique comme « idéalisme », aux dépens de l’ouverture de l’être. « L’alêtheia passe sous le joug de l’Idée. [...] L’essence de la vérité abandonne son trait fondamental antérieur : le non-voilement. [...] La vérité devient l’orthotês, l’exactitude de la perception et du langage » (Questions, 458-9).[24]
Si l’essai de 1940 est moins empressé que le cours de 1931-32 d’accueillir les résonances prometteuses de la langue platonicienne, c’est peut-être parce que Heidegger est conscient d’avoir prêté au Bien en 1931-32 quelques traits qui appartenaient à la notion de l’Ereignis, développée dans l’entre-temps (même si l’optique de 1931-32, encore centrée sur l’essence de l’homme, ne s’est pas encore ouverte aux dimensions de l’Ereignis). Les pages consacrées au Bien comme ce qui approprie la pensée à la vérité des étants en 1940 (Questions, 453-8) ne sont qu’une relique des discussions de ce thème en 1931-32, et elles sont vite suivies par des reproches dans lesquelles Platon est mis à sa place fatidique dans l’histoire de la métaphysique. Une fois la pensée de l’Ereignis mûrie, il ne veut plus l’associer de près à Platon; il est plus conscient que le texte platonicien ne tient pas sa promesse phénoménologique, et les quelques lueurs de l’alêtheia originelle qui puissent y subsister posent une tâche pour l’exégète qui devrait remonter en-decà de Platon.
L’événement essentiel dans l’allégorie de la caverne (République VII 514a-517a) est la venue des étants en présence – leur émergence dans la lumière de l’existence – conçue comme un arrachement du cèlement : « Wahrheit bedeutet anfänglich das einer Verborgenheit Abgerungene. Wahrheit ist also Entringung jeweils in der Weise der Entbergung » (GA 9.223); « À l’origine vérité veut dire : ce qui a été arraché à une occultation. La vérité est cet arrachement, toujours en mode de dévoilement » (Questions, 449) . Mais cette conception de la vérité affronte une autre conception dans le texte de Platon, qui a oublié le dé-cèlement en faisant de la vérité la rencontre lumineuse de la pensée et des choses illuminées. Sa philosophie est « nicht anderes als Kampf der beiden Wahrheitsbegriffe, rien d’autre qu’une lutte entre les deux notions de vérité » (GA 34.46). Les valeurs de visibilité et de correction du regard occultent l’événement de l’alêtheia comme décèlement. En 1940 l’accent sur les valeurs de visibilité chez Platon (Erscheinen, Sichtsamkeit, Sicht des Aussehens) est plus lourdement : « Das Wesen der Idee liegt in der Schein- und Sichtsamkeit (GA 9.225). L’être de l’idée consiste à pouvoir briller, à pouvoir être visible (Questions, 452). » Ce thème est ancien, car le « théorétisme » platonicien est dénoncé dans les premiers cours de Heidegger. Mais il devient maintenant le point d’entrée pour une vision très négative du rôle de Platon dans l’histoire de la philosophie. Cette critique de la prédominance du visuel chez Platon dérive peut-être d’une étroitesse importée dans le texte par le biais de l’insistance de Heidegger lui-même sur les racines visuelles de la terminologie platonicienne et par son transfert au monde des idées des associations de lumière et de visibilité phénoménologiques qui ne concernent proprement que les images sensibles offertes dans l’histoire de la caverne.
La critique de l’Idée du Bien est déjà formulée, en trois pages (GA 34.123-5), en 1931-32. Signe de la disparition de l’expérience originelle de l’alêtheia est le fait que « schon Platon die alêtheia fast als etwas, was dem Seienden zukommt, – derart, daß das Seiende selbst als Unverborgenes angesprochen wird, daß Seiendes und Unverborgenes in eins gesetzt werden und daß die Frage nach der Unverborgenheit als solcher gar nicht lebendig ist, que déjà Platon entend l’alêtheia comme quelque chose qui revient à l’étant, – de sorte que l’étant lui-même soit considéré comme non-celé, que l’étant et le non-celé sont posés comme un et que la question du non-cèlement en tant que tel n’est pas du tout vivant » (GA 34.123-4). La vérité ne concerne plus l’arrachement du cèlement mais se résume dans l’idée de l’étant ayant le degré maximum d’étantité, de présence, d’An-wesenheit. Ainsi le soleil qui se lève pour Platon, l’être suprême de la métaphysique occidentale, masque paradoxalement la vraie aurore de l’occident car il jette dans l’ombre le phénomène de la vérité dans son émergence dynamique. L’allégorie de la caverne ne représente que de façon déficiente le processus d’arrachement par lequel la vérité se manifeste, car il concerne seulement ceci, « was dazu gehört, daß das Seiende als solches unverborgen sei, ce qui relève du fait que l’étant comme tel est non-celé » (125).
Ainsi quand Heidegger, dans le même cours,
a flairé derrière la situation évoquée par Platon le véritable phénomène de l’alêtheia,
dans des remarques qui semblent anticiper la pensée de l’Ereignis, il
s’agit d’une extrapolation qui va au-delà de Platon, non pour le sauver de
lui-même par une charité herméneutique mais pour à la fin signaler de manière
critique les limites de sa vision : « Wenn wir sagen, die alêtheia ist
Entbergsamkeit, so ist das eine Auslegung, die auseinanderlegt, worin
die Unverborgenheit selbst gründen muss. Die Unverborgenheit is
also für Platon Thema und doch nicht. […] Das Ausbleiben der Frage nach der
Verborgenheit als solcher, ist der entscheidende Beleg für die bereits
anhebende Unwirksamkeit der Unverborgenheit im strengen Sinne. Quand nous disons que l’alêtheia
est arrachement du cèlement, cela est une explication qui rend clair
dans quoi le non-cèlement lui-même a nécessairement son fondement. Le
non-cèlement est donc un thème pour Platon et pourtant ne l’est pas. [...] Le
fait que la question du cèlement en tant que tel ne survient pas est l’évidence
décisive de l’inactualité qui a déjà commencé à affecter le non-cèlement
au sens propre » (125).
Eidos et physis
La pensée de la forme n’échappe pas à la
critique, car elle non plus ne peut rendre justice au non-cèlement. L’eidos,
l’aspect de l’étant attire trop sur lui l’attention de la pensée,
et la rend insuffisamment attentive au non-cèlement. Si Platon n’a pas pensé le
cèlement impliqué dans la vérité comme a-lêtheia, s’il a manqué la
dynamique selon laquelle l’entente de l’être est toujours un arrachement de
l’oubli, c’est parce qu’il concentre l’être des étants dans leur forme, en tant
que celle-ci est visible aux yeux de l’esprit, et qu’il assujettit les formes à
leur tour à l’idée du Bien, lui-même conçue comme pure visibilité.
« Der europäische Nihilismus », texte contemporain de Platons Lehre von der Wahrheit, contient les remarques les plus radicales de Heidegger sur l’idea, terme qui porte plus de connotations négatives pour lui que le terme eidos, à cause de sa plus grande abstraction. Mais même le terme eidos suggère une fixation platonicienne sur la vision, une tendance proto-théorique, qui serait à la racine de tout le théorétisme métaphysique. L’eidos tend à occulter des noms antérieurs et plus primordiaux pour l’être des étants, surtout le nom de phusis. La phusis est occultée par la nomination platonicienne et aristotélicienne de l’être comme ousia, qui signifie le commencement d’une reification de la phusis ou d’un aveuglement à la phusis. Phusis est un phénomène d’émergence, ousia un phénomène de présence qui dure, idea ou eidos un phénomène de visibilité dans un sens transcendantal élargi – ce qui est loin des pâles équivalents latins : natura, substantia ou essentia, idea ou forma. Tout en appréciant la richesse de chacun des ces régimes de phénoménalité, Heidegger remarque la tendance des régimes plus récents à faire oublier l’ouverture des plus anciens. Aristote respecte la phusis, l’émergence des étants dans leur être, bien plus que ne le fait Platon, et ne s’impatiente pas de la dépasser vers des fondements transcendants. C’est chez Aristote plus que tout autre que Heidegger cherche à voir la forme dans la pleine phénoménalité de son être. Platon conçoit l’être comme ce qui se donne à voir et ne remarque pas que cette forme visible n’est que le point d’arrivée d’un surgissement de l’étant des profondeurs, pour ainsi dire, du cèlement.
La temporalité d’ousia est celle d’un présent permanent, tandis que celle de la phusis semble échapper à cette limite. L’entente d’ousia comme idea fait du platonisme un ‘idéalisme’: « Metaphysik, Idealismus, Platonismus bedeuten im Wesen dasselbe. Métaphysique, idéalisme et platonisme signifient essentiellement la même chose » (Nietzsche II, 220). Ian Leask montre que dans le platonisme le réel ultime échappe aux prises de la raison et du langage (logos), et qu’il n’est donc pas une métaphysique totalisatrice.[25] C’est-à-dire que l’événement de pensée nommé Platon n’est pas la mise en place d’un système mais l’ouverture d’un espace, un espace que les thèses explicites de Platon et encore moins celles de ses successeurs ne suffisent pas à mesurer. Cette ouverture est maintenue non par une vigilance phénoménologique mais par la créativité de la pratique dialectique, (qui contient une part d’acuité phénoménologique que l’on pourrait extraire et jouer contre Platon pour élargir encore ses horizons). Heidegger insiste que les cadres de pensée mis en place par Platon restent normatifs même à l’égard des pensées anti-platoniciennes comme celle de Nietzsche. Pour surmonter ces cadres, il faut étudier leur genèse chez Platon, tout en cherchant des éléments dans l’écriture platonicienne qui s’y opposent ou qui les relativisent de façon subtile. Heidegger aurait pu trouver de tels éléments dans le caractère aporétique et questionnant des démarches de Platon, qui a légué aux néoplatoniciens aussi un soupçon à l’égard de la totalisation, la soif d’une ouverture dialectique sur une vérité échappant aux prises du concept. On pourrait même argumenter que la métaphysique, chaque fois qu’elle a été une pensée vivante, ne cessait pas de se nourrir de cette ouverture maintenue par Platon. Ses méthodes n’ont pas été celles d’une phénoménologie mais celles de la dialectique rationnelle, diversement comprise. Mais cela peut avoir tenu ouvert l’espace de l’entente de l’être bien plus que n’aurait fait un strict régime de méditation des phénomènes.
La démarche phénoménologique de Heidegger
a profondément renouvelé l’histoire de la philosophie. Mais quand nous nous
rendons compte que sa prise sur les textes anciens n’est que partielle, et que
ceux-ci contiennent des ressources qui ne se laissent pas récupérer par une
vision phénoménologique, nous nous trouvons confrontés au défi de penser la
tradition en profondeur en suivant d’autres chemins que ceux battus par
Heidegger. La réception critique du passé ne peut se confier à une seule
méthode. Mais elle ne doit pas non plus retomber dans l’encyclopédisme stérile.
Quelles que soient les limites du projet heideggérien, ou du projet hégélien,
ils ont élevé l’histoire de la philosophie à la hauteur de la pensée. Même si
l’engagement avec les textes anciens ne peut la plupart du temps se tenir sur
ces hauteurs, et même si les phares heideggérien et hégélien risquent de nous
désorienter autant que de nous orienter, ils nous auront fait entrevoir les
enjeux de la tâche et rendu aux études historiques une profondeur potentielle
qui leur donne une valeur inestimable.
.
NOTES
.
[1] W BEIERWALTES, « Le vrai soi », dans M. Dixsaut, dir. La connaissance
de soi : études sur le traité 49 de Plotin, Vrin, 2002, p. 11-39; ici, p.
38.
[2] Voir explication de la différence entre l’Aufhebung hégélienne
et le Schritt zurück heideggérien, dans HEIDEGGER Identität und
Differenz, Neske, Pfullingen, 1957, p. 42-7.
[3] BEIERWALTES, « Le vrai soi », p. 39.
[4] Ibid.
[5] Ce tournant a lieu en 1934; voir Jean
GREISCH, La parole heureuse : Martin Heidegger entre les choses et les mots,
Beauchesne, 1987, p. 105.
[6] La production de l’étant est sa Fertigkeit,
en qui toute son histoire, sa Seinsgeschichte (!), se résume. Sur
le to ti ên einai aristotélicien, Heidegger remarque : « Schon die
Zusammensetzung deutet darauf hin, daß es sich hier um einen ganzen Komplex von
Seinsbestimmungen handelt, den wir später ablösen wollen. Das Sein im Charakter
des to ti ên einai ist das eigentliche Thema desjenigen logos,
den wir als horismos jetzt besprechen. Dieser Seinscharakter ist der
des hekaston. Jedes Daseiende in seiner
Jeweiligkeit wird bestimmt durch das to ti ên einai… Ich sehe ein
Daseiendes eigentlich in seinem Sein, wenn ich es in seiner Geschichte
sehe, das so Daseiende, aus seiner Geschichte ins Sein gekommen. Dieses
Daseiende als so da ist fertig, es ist zu seinem Ende
gekommen, zu seiner Fertigkeit, genau wie das Haus in seinem eidos
als poioumenon fertig ist. (GA
18.35). La composition indique déjà qu’il s’agit ici de tout un complexe de
déterminations de l’être, que nous voulons désenchevêtrer plus tard. L’être
dans le caractère de to ti ên einai est le thème authentique de ce logos
que nous considérons maintenant comme horismos. Ce caractère est celui
de l’hekaston. Tout étant dans son surgissement temporal est déterminé
par le to ti ên einai… Je vois un étant authentiquement dans son être
quand je le vois dans son histoire, comme issu de son histoire dans
l’être. Cet étant, étant présent ainsi qu’il est, est prêt, il est
venu à sa fin, à son être-prêt, exactement comme la maison
est prête dans son eidos comme poioumenon. »
[7] Jean-François COURTINE, Heidegger et
la phénoménologie, Vrin, 1990, p. 150, 157.
[8] Jean BEAUFRET, Dialogue avec Heideggéri,
Éditions de Minuit, 1973, p. 93; voir GA 40.33-4; GA 55.76;
Gottfried MARTIN, Platons Ideenlehre. De Gruyter, Berlin, 1973, p. 38.
[9] Cité, Francisco
GONZALEZ, « Dialectic as ‘Philosophical Embarrassment’: Heidegger’s Critique of
Plato’s Method », Journal of the History of Philosophy 40 (2002),
pp.361-89; p. 382. Gonzalez
démontre comment dès ses premiers cours Heidegger opposait l’expression
linguistique et la dialectique à la visée d’un pur noein, tout en
doutant parfois de la possibilité de celui-ci et en attribuant à la dialectique
du moins un effort de se libérer de l’emprisonnement linguistique pour indiquer
les phénomènes. Gonzalez cite Jacques TAMINIAUX, selon lequel Heidegger,
suivant une foi husserlienne dans le primat de la donnée intuitive, briguait
“le statut d’un visionnaire ultime aneu logou” (cité, p. 370).
Heidegger est héritier du choix ou du destin de Husserl, qui a tout investi
dans l’intuitif, en s’éloignant de l’exercise du jugement tel qu’il se pratique
encore dans les Recherches logiques (voir Jean-Christophe DEVYNCK, Logique
du phénomène, Diakom, 2000, distr. Th. Devynck, 83 rue Amiral Mouchez,
Paris 75013).
[10] Heidegger, Questions I et II, Gallimard,
1990.
[11] Voir Platon, La République IV-VII, trad. Émile Chambry, Les Belles Lettres 1975, p. 93-4; Simplicius, Cat. Ar. schol. 66 b45; cf. GA 15.377.
[12] Monique DIXSAUT, Métamorphoses de la
dialectique dans les dialogues de Platon, Vrin, 2001, p. 226.
[13] Francisco J. GONZALEZ, « Confronting Heidegger on Logos and Being in Plato’s Sophist », dans G. DAMSCHEN et al., dir, Platon und Aristoteles – sub ratione veritatis, Vandenhoeck & Ruprecht, Gottingue, 2002, pp. 102-33; p. 102.
[14] Ibid.
[15] « Vor allem ist abzusehen […] von jeder äusserlichen technischen
Ausdeutung der Dialektik. Das Wesentliche in ihr ist das horan. Die sunagôgê
ist eine Weise des Sehens, nämlich des hen; und auch die diairesis
ist als Aufdecken vollzogen aus dem ständigen Hinblicken auf das hen; die diairesis
der eidê ist ein Abheben von Aussehen gegen Aussehen, was selbst nur
im Sehen vollzogen werden kann. Ce
qu’il faut avant tout écarter [...] c’est toute interprétation de la
dialectique en termes de technique extérieure. Ce qui en est essentiel,
c’est l’horan. La sunagôgê est un mode de vision, c’est-à-dire de
l’hen; et en tant qu’acte de dé-couvrement, la diairesis s’accomplit
également à partir de la prise en vue constante de l’hen; la diairesis
des eidê consiste à mettre en relief tel aspect par contraste
avec tel autre aspect, ce qui ne peut être accompli à son tour que dans ce qui
ressortit au voir » (GA 19.349).
[16] Ainsi, par example, quand Socrate dit «
que celui qui a le véritable amour de la science (ho ontôs philomathês)
est naturellement disposé à lutter pour atteindre l’être (pros to on [...]
hamillasthai), et que, loin de s’arrêter aux nombreux objets qui
n’existent qu’en apparence (tois doxazoumenois einai), il le poursuit
sans faiblir et ne se relâche point dans son amour qu’il n’ait atteint la
nature de chaque chose en soi (autou ho estin hekastou tês phuseôs)
par la partie de son âme qui est faite pour saisir les essences, à cause
qu’elle est de même nature qu’elles, qu’enfin s’approchant par cette partie de
l’âme de l’être véritable et s’unissant à lui (plêsiasas kai migeis tô onti
ontôs), il engendre l’intelligence et la vérité (gennêsas noun kai
alêtheian) » (Rép., 490a-b), chaque mot se révèle chargé de
résonances ontologiques au sens de Heidegger, résonances méconnues par la
philosophie analytique mais recueillies par l’écoute attentive du penseur de
l’être. Essai de traduction : « Le desir de connaître reste superficiel s’il
n’exprime l’ouverture fondamental du Dasein à la vérité de l’être. La
lutte pour le savoir s’enracine dans une lutte vers l’être, un agon athlétique,
voire une gigantomachie, pour arracher la vérité de l’être de l’oubli. Pour y
entrer il faut cesser de se laisser occuper par les étants et leur différences,
qui tels qu’ils apparaissent à la connaissance inauthentique, occultent la
vérité de l’être. L’intérêt initial pour l’être doit prendre les proportions
d’une passion ontologique (erôs) engagant toute l’existence du Dasein
dans son ouverture à l’être. Le Dasein tirera à la lumière l’être
authentique de chaque étant, en l’interrogeant quant à son être, et puis il
s’élévera à l’entente de l’être en tant que tel, devenant lui-même comme un
organe pour appréhender l’être, ou un moment dans l’événement de l’être. Se
mettant ainsi en rapport avec l’être le Dasein dépasse la connaissance
superficiel pour devenir entente de l’être. (nous) et lieu du
non-cèlement ». Certes, un tel exercice devient vite un pastiche assez pénible.
Il ne s’agit plus de lire Platon, à proprement parler, mais de retrouver
Heidegger en Platon comme l’allégorisme des Pères retrouve le Christ dans la
Bible juive. (Curieusement, après avoir écrit ce pastiche, je découvre que le
même texte avait en fait attiré l’attention de Heidegger, qui en donne une
traduction à sa manière à GA 34.67-8).
[17] DIXSAUT, Métamorphoses de la
dialectique, p. 75.
[18] Ibid., p. 95.
[19] Ibid., p. 33.
[20] Voir GONZALEZ, “Confronting Heidegger”,
pp. 120-31.
[21] GONZALEZ souscrit à la même exagération:
“définir l’être comme dunamis koinônias, c’est évidemment faire du pros
ti une structure ontologique universelle » (ibid., p. 126).
[22] Voir Maria VILLELA-PETIT, « Simone Weil,
Martin Heidegger et la Grèce », Cahiers Simone Weil 23 (2003), p.
181-218; p. 199. Il ne faut pourtant pas souscrire à une lecture simplement
éthique du Bien dans le contexte de l’allégorie de la caverne. La fonction
éthico-politique du Bien est « maintenue tout au long des livres VI et VII,
mais ce n’est là que l’action du Bien dans le lieu visible. Dans le ‘lieu
intelligible’, il exerce un autre type de causalité. Parce que le dialecticien
comprend que le trait essentiel, l’idea du Bien, n’est pas le bon (au
sens éthique) mais l’intelligible, et est capable de reconnaître dans
l’intelligible une valeur plus haute – la valeur la plus haute –, le Bien est
son bien, il est le telos, but et achèvement de la dialectique »
(DIXSAUT, Métamorphosess de la dialectique, p. 100-1).
[23] L’epekeina est affecté d’un
qualificatif – « en ancienneté et en puissance » – qui en détermine et
restreint la signification, en abolissant la contradiction avec les passages
qui parlent du Bien comme une essence que l’intelligence peut saisir : «c’est
par lui que leur viennent l’être et l’essence, alors que le Bien n’est pas une
essence (ouk ousias ontos tou agathou), mais, par delà
l’essence, il la surpasse encore en ancienneté et en puissance (presbeia
kai dunamei) » (Rép., 509b, trad. Dixsaut). « Le Bien n’est pas
une essence puisqu’il ‘procure’ l’essence, et s’il la surpasse, c’est sous le
double rapport de l’ancienneté et de la puissance... Il est ‘plus vieux’ que
toute autre essence, étant la cause du fait que les essences existent (et que
n’existent pas seulement des choses sensibles en devenir)... D’autre part,
[...] le Bien possède une puissance supérieure à celle de toute autre essence.
Toute essence a la puissance de conférer son essence ou ses propriétés à une
multiplicité de choses, et le Bien possède aussi cette puissance-là... Mais il
possède également une sorte de causalité éminente qui consiste à rendre toutes
les essences connaissables par l’intelligence » (DIXSAUT, Métamorphoses de
la dialectique, p. 98-9).
[24] Il y a ici un mythe d’origine contestable;
la vérité comme exactitude n’est sûrement pas le sous-produit d’un aveuglement
de Platon. C’est en approfondissant l’expérience quotidienne du vrai comme correspondance
exacte que Platon arrive à la pensée des formes et du Bien. Il les pense comme
fondements, comme sources de la loi et de l’ordre dans le discours, la pensée
et les choses mêmes – lointains précurseurs du principe de la raison suffisante
qui pour Heidegger serait la clé de voûte de la rationalité métaphysique
oublieuse du non-voilement de l’être.
[25] Voir Ian LEASK, Questions of Platonism, Belfast, 2002.
Comments