Chez les Pères latins qui ont façonné les habits du christianisme d’Occident, l’intrication de la foi biblique avec la philosophie gréco-romaine atteint un sommet dans la synthèse élaborée par saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone, en Afrique romaine. Pour en voir les coutures, nous l’aborderons sous trois thèmes – l’être, la connaissance, la volonté – où l’héritage des Anciens se transforme dans l’horizon chrétien, jetant les bases de la pensée médiévale, voire moderne.
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L’être
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Quelques traités du grand penseur néo-platonicien Plotin (205-270), lus à Milan en 386, cristallisent la vision ontologique d’Augustin, qui découvre à la fois la nature spirituelle de Dieu et de l’âme, l’unité et la bonté de l’être, et la différence entre le créateur, être infini, et les créatures qui n’existent qu’en radicale dépendance de lui (Confessions, VII 16). Ainsi sont dépassés le matérialisme, le dualisme et le pessimisme de la secte manichéenne à laquelle Augustin adhéra pendant longtemps. Dieu n’est pas « au-delà de l’être », comme l’Un plotinien ; il est l’être même, « Celui qui est » (Exode 3, 15). Tout ce qui existe est vrai, car prenant sa forme des Idées, des pensées divines, et bon : le mal n’est qu’un manque d’être. L’être divin est immuable, éternel ; l’être créé est marqué par le changement et par le temps (Confessions, XI). L’être divin est simple puisque ses attributs divins sont identiques à sa substance, et substantiellement identiques entre eux (De la Trinité, XV 7-9). Contrairement à l’Un néo-platonicien, ce Dieu est personnel et actif. Créant par un acte libre, il repousse l’orgueil de qui voudrait le saisir par la force de son esprit ; il élève à lui ceux qui reconnaissent leur finitude ; « tout entier partout », il agit sur l’âme pour la convertir à « l’éternel intérieur », dans un mouvement de retour à soi, de formation selon l’image de Dieu, voire de divinisation. Le cosmos se développe selon des « raisons séminales », régies par la Providence, qui intègre les maux aussi dans son ordre.
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La connaissance
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La connaissance est fondée dans une illumination divine de l’esprit (mens, le sommet rationnel de l’âme). L’intuition du vrai ou du bien en soi est une connaissance de Dieu (De la Trinité, VIII), mais déficiente. Pour voir que Dieu vient sauver l’humanité déchue, il faut que la raison se laisse élever par l’autorité, celle de l’Église présentant l’Écriture sainte. Le statut théologique de la philosophie est défini selon l’Épître aux Romains (1, 19-25) ; elle n’atteint son but qu’en étant intégrée dans la science du Christ, reçue dans la soumission de la foi. Au sein de la foi, la pensée spéculative prend un nouvel essor, cherchant à saisir l’insondable mystère divin à travers les signes créés.
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Le plus grand effort spéculatif d’Augustin porte sur la Trinité, telle que le crédo de Nicée-Constantinople l’a définie en 381. Après un examen des sources et de la logique du dogme, il cherche l’empreinte de la Trinité, comme dans un miroir obscur, dans la structure triadique de l’esprit : mémoire de soi, connaissance de soi, amour de soi ; ou mémoire, intelligence, volonté (De la Trinité, IX-X).
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Un jugement vrai est la procession d’un énoncé dans l’esprit, image de la procession du Verbe éternel en Dieu (De la Trinité, XV). La parole mentale se rapport à l’oral comme le Verbe divin à son incarnation en Jésus-Christ. Le rôle médiateur du Christ dans la connaissance de Dieu réunit, non sans tensions, un faisceau de thèmes : la connaissance comme attribut divin ; les Idées dans l’esprit divin ; le Verbe qui procède en Dieu ; la vision du Verbe chez les philosophes ; la venue invisible du Verbe dans l’esprit des prophètes (De la Trinité, IV, 24-32) ; le Verbe incarné (le Christ), chemin temporel et visible par lequel l’esprit se purge pour pouvoir contempler l’éternel ; enfin la connaissance de foi nourrie par les les Écritures saintes et l’enseignement de l’Église.
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La volonté
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La volonté a le même statut que l’être et la connaissance, comme l’Esprit est égal au Père et au Fils. Le désir détermine le mouvement de l’être : « mon amour, c’est mon poids » (Confessions, XIII, 10). Le coeur, qui unit l’affectif et l’intellectuel, dirige la raison vers son but. La quête de béatitude est analysée selon une dialectique platonicienne et cicéronienne, mais seul le salut apporté par la mort du Christ peut réaliser le désir ainsi mis à nu (De la Trinité, XIII).
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Contre l’ascète Pélage, Augustin enseigne que la volonté est impuissante en ce qui concerne le salut ; le péché originel, transmis par la conception, la rend esclave de l’orgueil et de la concupiscence. Le commencement de la foi, la justification et la sanctification du pécheur, et toute oeuvre méritoire, sont le travail de la grâce divine en nous ; même la libre coopération avec cette grâce est un pur don de celle-ci. Le salut des « élus » et le sort de la « masse des damnés » sont fixés par une décision souveraine de Dieu, la Prédestination. Le côté sombre de cette doctrine fut dénoncé comme une survivance manichéenne par Julien d’Éclane, dernier adversaire d’Augustin. Les écrits sur la grâce nous portent au coeur de la pensée augustinienne, où tout se concentre sur la dialectique du salut, aux dépens de l’intérêt spéculatif. Ici la blessure de l’homme est révélée non par une interrogation philosophique mais directement par la Loi qui condamne. La guérison ne se propose pas dans une réflexion sereine, mais comme annonce de l’absolue nécessité de la grâce, se fondant sur l’autorité de l’apôtre Paul.
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À la distinction entre deux amours – celui de concupiscence et celui de charité – correspond la séparation entre la cité terrestre fondée sur l’amour de soi, qui mérite le nom « cité du diable », et la « cité de Dieu », représentée sur terre par l’Église en pèlerinage vers sa perfection céleste. La lutte incessante entre les deux cités est une réalité spirituelle plutôt qu’un fait empirique, car leurs membres respectifs, séparés au jugement dernier selon la Prédestination, sont entremêlés dans ce monde-ci. Vision exaltée de la dynamique de l`Histoire, La Cité de Dieu n’offre pas une analyse des rapports juridiques entre l’Église et le pouvoir civil. Néanmoins, elle tend à localiser dans l’Église la vraie justice et à refuser une dignité autonome aux valeurs des puissances terrestres (empires ou royaumes). L’ouvrage reflète le déclin de l’Empire romain d’Occident face aux invasions barbares et un transfert de son pouvoir et de son prestige à l’Église.Ce qui a conduit, au Moyen Âge, aux systèmes intégristes nommés « augustinisme politique ».
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La réception actuelle de la pensée augustinienne privilégie son aspect expérientiel. Son intellectualité néo-platonicienne fascine encore les historiens de la philosophie. Son armature dogmatique a suscité des résistances théologiques : on cherche, chez les Pères grecs, une vision plus affirmative de l’existence humaine et, chez saint Thomas, une meilleure appréciation des vertus de la cité terrestre. Les apports du monde classique, et même du monde biblique, deviennent plus limités en entrant dans cette synthèse trop intériorisée. Si aujourd’hui on en interroger les failles, c’est pour ouvrir un rapport plus libre avec une pensée qui a tant influencé notre culture.
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Bibliographie
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I. BOCHET, Saint Augustin et le désir de Dieu, Études augustiniennes, Paris, 1982 / P. COURCELLE, Recherches sur les « Confessions » de saint Augustin, De Boccard, Paris, 1968 / É. GILSON, Introduction à l’Étude de saint Augustin, Vrin, Paris, 2004 ; R. HOLTE, Béatitude et sagesse, Études augustiniennes, Paris, 1962 ; M.-A. VANNIER, « Creatio », « conversio » et « formatio » chez saint Augustin, Éditions universitaires, Fribourg, 1991.
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Joseph S. O’Leary (Dictionnaire des Idées, Encyclopaedia Universalis, 2005)
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