Je propose de reprendre ici, dans un style plus léger et plus libre, les questions explorées dans mes trois essais de théologie fondamentale (Questioning Back, Minneapolis, 1985; La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, 1994; tr. angl. Religious Pluralism and Christian Truth, Edimbourg, 1996; et L’art du jugement en théologie, à paraître). Le format d’un journal permettra, j’espère, de relier ces explorations à la conjoncture concrète de ce moment historique.
Toutes les questions convergent sur une seule : comment la foi chrétienne devrait-elle se présenter dans le monde actuel? Ce matin j’ai entendu une belle homélie du père Randall à l’église anglicane de St Alban’s ici à Tokyo. Il a caractérisé la foi comme une capacité de vivre avec des questions irrésolues et de faire de ces questions mêmes des prières. Une citation de Rilke illustrait son propos : « Tâcher d’aimer les questions elle-mêmes comme si elles être des chambres fermées à clef ou des livres écrits dans une langue étrange. Ne cherchez pas les réponses, qui ne pouvaient vous être données maintenant, car vous n’auriez pas été capable de les vivre. Et ce qui est essentiel, c’est de tout vivre. Vivez les questions maintenant. Peut-être alors, dans un avenir lointain, graduellement et sans même vous en rendre compte, vous vivrez votre chemin dans la réponse ». Cette confiance dans la vie et dans la vérité est un antidote contre les craintes, la morosité, le sentiment de crise qui parcourent les débats sur la foi aujourd’hui. Cette ouverture spirituelle assume sans complexe le jeu des perspectives plurielles, le travail du négatif et du soupçon, sans verser dans une rhétorique de panique qui ne voit de toutes parts que les croque-mitaines du relativisme et du nihilisme.
Ce n’est pas d’une foi individuelle isolée que s’occupe la théologie fondamentale, même si elle accepte de plonger avec Luther, Kierkegaard ou saint Augustine dans les abîmes de la conscience subjective et de l’expérience d’une rencontre individuelle avec le divin. Car les souffrances du monde interpellent cette discipline, qui doit lire les « signes du temps » si elle veut mettre bien en lumière la crédibilité et le sens actuel de l’Évangile. La théologie fondamentale ne s’occupe pas que de questions épistémologiques et apologétiques. Elle a le devoir d’ouvrir et de tenir ouverts les horizons de l’espérance. Car avant de propose des choses à croire, l’Évangile est un horizon d’espoir, une annonce du Royaume de Dieu – dont il s’agit pour nous de déchiffrer le sens contemporain.
La consultation des « signes du temps » est intrinsèque à la texture de toute théologie valable, selon la vision de Vatican II. La théologie fondamentale ne saurait donc se contenter d’être une considération neutre de certains principes de base, à partir desquels on pourrait éventuellement construire un discours, justifier des croyances, pour enfin, à la longue, tirer quelques éléments d’espoir de l’application de ces croyances. Elle doit assurer d’abord que sa donnée spécifique, la foi de l’Église, se présente comme lumière et espoir concrets ici et maintenant. En tant que réflexion évaluative, son premier devoir est de résister aux contre-façons de la foi authentique et aux rétrécissements des horizons d’espoir. Par ce discernement prophétique initial, elle déblaye le terrain sur lequel la théologie dogmatique va pouvoir se construire. Elle continuera à veiller sur celle-ci pour qu’elle ne perde pas l’ouverture de base en se cramponnant sur les détails.
Dans Questioning Back je me suis efforcé de situer la foi aujourd’hui par rapport au poids de la tradition métaphysique, en préconisant un retour à la chose même, die Sache selbst, aux phénomènes, moyennant un pas en arrière ou en retrait, der Schritt zurück, qui nous ramène soit à la vérité de la révélation biblique soit à celle de l’Être – à l’Ereignis. L’endettement à deux penseurs souvent mal compris, Luther et Heidegger, est manifeste. Je revisiterai ici ces deux, aussi que Harnack, et je reprendrai toute la question du déshellénisation du dogme et du dépassement de la métaphysique dans la tradition chrétienne. Pour le moment je noterai seulement combien cette réflexion s’est accompagnée dès le départ par la conscience de certains aspects problématiques. Pour articuler ceux-ci j’ai trouvé un secours précieux dans les premiers ouvrages de Jacques Derrida. Derrida a également fourni un arsenal de procédés de lecture au projet de parcourir le champ de la théologie métaphysique, le reprenant dans une perspective « post-métaphysique » pour y découvrir une vérité sourdement à l’oeuvre et dont seul une lecture à contre-courant pourrait déceler les traces. En infléchissant mon projet mi-heideggerien, mi-harnackien vers l’errance de l’écriture, l’apport derridien barrait le chemin à toute entente prématurée de l’être ou de la révélation, à tout culte du phénomène. Le phénomène se retirait incessamment derrière l’essaim des interprétations, toutes se prétant aux effets de dissémination. En ce moment je ne ressens aucun appetit pour relire Heidegger ou Derrida, mais les pages de Luther et de Kierkegaard me sollicitent avec la promesse de donner beaucoup à penser et de secouer l’âme de façon salutaire. Je tiens entre les mains le livre élegant du théologien suisse Gerhard Ebeling, Luther : Eine Einführung in sein Denken (Tubingue, 1964) ; j’ai eu l’honneur de rencontrer l’auteur brièvement avec le père Thomas Immoos à l’Institut des Religions Orientales de l’Université Sophia dans l’année Luther, 1983.
Problématiser le retour aux sources, aux choses mêmes, est un exercise salutaire. Cela nous préserve d’une nouvelle forme de fondationnalisme, voir de fondamentalisme. Contre les phénoménologues, je penche à croire que la quête de l’auto-donation du phénomène est vouée à une impasse. Plus on la poursuit, plus la recherche de la phénoménalité devient une velléité des plus vagues et des plus obscures. D’abord elle promet, à travers le discours de Husserl sur la philosophie comme science rigoureuse, celui de Heidegger sur la vérité de l’être ou encore celui de Jean-Luc Marion sur la donation, quelque chose qui ressemble à un fundamentum inconcussum. Mais à la fin on se rend compte que la phénoménalisation des phénomènes reste affectée d’un pluralisme irréductible.
Ce pluralisme est reflété dans le langage, en particulier dans le langage littéraire. En tant qu’enseignant de littérature je suis inoculé tous les jours contre les croyances des philosophes et des théologiens qui pensent pouvoir tout ramener à l’unité du Concept ou de quelque réduction phénomènologique. Travaillons dans le sens de l’intégration conceptualle, à l’instar de Hegel, je le veux bien, mais ne pensons pas arriver à une intégration définitive. Vivons les questions, dans leur infinie multiplicité, et laissons advenirs quelques réponses, quelques perspectives comme des grâces inattendues.
La lecture des poètes, pour qui ne croît pas à la donation pure des phénomènes, n’est plus une distraction, et ne se laisse réduire non plus à quelques hautes attitudes hölderliniennes, une poésie essentielle de l’être, comme chez Heidegger. Le foisonnement des voix poétiques apporte la preuve que la conscience, le monde et l’être revêtent une infinité de visages. Même constat sur le plan religieux où ni la pureté de l’expérience mystique ni l’essence prétendue de l’Évangile ne résistent à l’incessante émergence du pluriel, des différences. Est-ce céder à un encyclopédisme désultoire ou à une tyrannie du relativisme ? Non, car on n’abandonne pas pour autant le souci d’accueillir le phénomène tel qu’il se donne, et une méthode de lire les textes classiques en vue du phénomène. Mais ce souci et cette méthode sont mis en œuvre de façon plus diffuse et plus variable que dans l’idéologie heideggérienne de la métaphysique et de son dépassement.
Cette problématisation du « retour aux choses mêmes » préparait le terrain pour le deuxième temps de ma réflexion, qui avance sous les auspices du pluralisme intra-chrétien et interreligieux, dans La vérité chrétienne â l’âge du pluralisme religieux. Nulle part la raison, ni le phénomène, ni la foi ne se donnent à contempler sauf dans des textes et des situations culturelles historiques. Ils sont à chaque fois « empêtrés dans des histoires », pour citer le titre de la traduction greischienne d’un livre de Wilhelm Schapp. Rien n’échappe à un contexte narratif, aux limites et aux taches aveugles d’un langage particulier. L’interrogation de la tradition ne procède plus seulement par des arguments conceptuels mais plutôt comme une critique diltheyenne de la raison historique, en abordant les textes avec la sensibilité de la critique littéraire. La théologie du milieu du vingtième siècle s’occupait de la Révélation et de l’ « événement christique » (Christusereignis) d’une manière beaucoup trop unitaire sinon monolithique ; voir Peter Eicher, Offenbarung : Prinzip neuzeitlicher Theologie (Munich, 1977). L’exégèse biblique et la prise de conscience des réalités historiques derrière les textes nous sont une école de la différence, et de la différance au sens derridien, d’un retrait des origines unis et rassurants. Nous voilà encore remis à une piété du questionnement, une patience rilkéenne, qui accepte le caractère temporel et historique des traditions, leur texture très humaine, indissociable de tout le jeu des genres littéraires, de leurs rapports intertextuels, de leur indirection et de leurs énigmes.
Certains théologiens traitent encore le pluralisme historique et culturel comme une simple note d’agrément, qui ne les force pas à sortir d’une méthode « eurocentriste » de poser et de résoudre les questions. Ils font du pluralisme religieux un slogan conformiste, un geste politiquement correct, ou une pomme de discorde dans un discours abstrait sur l’unicité du Christ au sein d’une « théologie de la religion » qui n’a que très peu à voir avec la rencontre de l’autre religieux. La théologie est encore très, très loin d’être une pensée interreligieuse. Un chemin de réflexion infinie s’est ouvert et on n’a encore fait que quelques pas incertains.
Mais le pluralisme ne rencontre pas que des refus venant de l’extérieur. Il souffre aussi de ses propres apories internes. La notion même de pluralisme tend à aplanir les différences, instaurant partout les mêmes dispositifs de compréhension. L’idéologie pluraliste devient paradoxalement un logos hégémonique, selon lequel le mode de subsistance des vérités et des croyances est partout le même et fait partie du même jeu universel des horizons et des perspectives historiques et culturelles. Ainsi, la poursuite de la pluralité comme celle de la phénoménalité s’épuise dans une scolastique aux distinctions subtiles et fades. Certes, il faut briser avec certaines positions dogmatiques qui empêchent les questions du pluralisme religieux de se poser. Mais évitons de leur substituer d’autres positions également dogmatiques qui prétendent prématurément maîtriser la topographie de l’espace religieux et des rapports des traditions religieuses les unes aux autres.
Si le tapage autour du pluralisme est de moins en moins instructif, un autre thème s’annonce comme étant de première urgence : C’est celui de la rationalité de fond de nos croyances chrétiennes. C’est le thème le plus ancien de la théologie, mais qui prend de nouvelles formes dans le contexte actuel. Pour traiter ce thème je fais appel au bouddhisme encore, comme je l’ai fait dans le cinquième chapitre de La vérité chrétienne et dans le chapitre correspondant, très différent, de Religious Pluralism and Christian Truth, en traitant le bouddhisme non plus comme le grand « autre » du christianisme dans l’espace interreligieux, mais comme un réservoir d’idées susceptibles de servir à enrichir et à élargir la réflexion chrétienne. La rationalité bouddhiste promet d’éclaircir la foi chrétienne sur bien de points, par exemple pour tout ce qui concerne la logique du don, du pardon et du sacrifice, mais surtout en permettant une réévaluation du statut et de la fonction du langage ainsi que des dogmes. Il se peut très bien que mon interprétation des sources bouddhistes soit loin de satisfaire aux exigences des bouddhologues professionnels. Mais le même besoin de clarté qui me poussait vers Heidegger dans les années 1970 et vers Derrida dans les années 1980 me fait scruter les écrits de Nâgârjuna et ses successeurs, ce qui demande encore plus de temps et d’effort mental. L’optique qu’ils suggèrent est devenue une partie intrinsèque de mon paysage de pensée. Le père Stanislas Breton, à la fin de sa longue vie, déchiffrait les stances de Nâgârjuna dans la traduction de Guy Bugault, convaincu que c’était là qu’il fallait creuser pour approfondir les questions fondamentales de la foi.
Le thème du jugement rationnel en théologie, objet du troisième volet de mon triptyque de théologie fondamentale, peut sembler plus vague que ceux de la phénoménalité et du pluralisme, mais il se concrétise dans son application concrète. Le thème concerne notre faculté de juger, au sens concret du bon emploi de la réflexion dans un monde post-métaphysique et pluraliste. Le jugement théologique n’est pas l’application mécanique des principes – c’est plutôt dans le mode du jugement réfléchissant que du jugement déterminant pour parler dans la manière de Kant. Le jugement théologique ne s’occupe pas de l’érection d’un système, mais il n’est pas non plus une divination inspirée soustraite à toute régulation. Il est guidé en premier lieu par la perception de certaines réalités concrètes : d’une part, la foi de l’Église dans son mouvement profond ; d’autre part, les interrogations et les espérances du temps présent. Il prend conscience du poids de ces réalités et répond à leur pression avec toute la finesse voulue, et ce faisant il réapproprie et exploite les méthodes traditionnelles de la science théologique, ajustées aux besoins actuels.
Face à une double mutation – celle du paysage post-métaphysique qui oblige à une relecture critique de la tradition et celle de l’espace interreligieux qui met cette tradition en rapport de critique mutuelle avec les autres grandes trajectoires historiques de l’humanité religieuse – tout essai de maîtriser les phénomènes en les intégrant dans quelque système unitaire est voué à faillir – ou s’il réussit ce n’est qu’au prix de perdre contact avec la plénitude de ce qui est donné à vivre et à penser. Mais une raison plus flexible et plus ouverte, un art du jugement ou du discernement peut interpréter ces mutations sans prétendre les dominer par le Concept. Elle peut ainsi construire un espace de lucidité et de sérénité suffisant pour les besoins actuels de la réflexion croyante.
Les théologiens, à mon sens, se sont trop laissés fasciner par la Critique de la raison pure et devraient plus méditer les styles de réflexion empirique enseignés par la Critique du jugement. Refonder et reconstruire le religieux selon les préceptes d’une rationalité transcendentale, comme le faisait de manière souveraine Karl Rahner, est un projet qui risque de méconnaître le pluralisme du religieux et aussi le pluralisme du rationnel. Aucun des deux n’arrive à se purifier entièrement de la contingence de son incarnation, et ils ne doivent pas chercher une telle désincarnation et déshistoricisation. Certes, on ne renonce pas à la recherche d’une rationalité de fond dans les constructions religieuses et dans leur évolution historique. Mais pareille recherche doit emprunter des voies plus empiriques, plus tâtonnantes, et avancer sans aucune hâte à conclure. Une critique du jugement théologique pourra tirer au clair le travail de pensée rationnelle qui se fait à l’intérieur de chaque ensemble de représentations religieuses et elle pourrait porter une appréciation sur ce travail, en le comparant à celui qui se produit dans des systèmes symboliques proches ou lointains, dans la littérature par exemple. Pareille discussion des religions ressemblerait moins aux constructions philosophiques qu’aux procédés de la critique littéraire ou artistique.
Je veux dire que la richesse des données, des expériences et des textes n’est pas une énigme irritante à réduire par le concept mais un banquet qu’il faut savoir déguster. La foi cherche l’intelligence, bien sûr – mais dans quel sens ? La foi n’est pas une condition de perplexité pénible dont l’intelligence nous délivre. La foi est plutôt une attitude de confiance envers les traditions et le Mystère dont elles naissent, confiance traversée d’obscurités et de questions. Il faut apprendre à vivre cette condition avec intelligence. On se réjouit des éclairs d’intelligence théologique qui donnent du sel au banquet, comme on se réjouit d’un bon essai de critique littéraire qui jette une lumiére inattendue sur un ouvrage qui nous fascine. La fonction essentielle de la réflexion théologique n’est pas de produire des nouvelles idées mais de guérir les distorsions de l’esprit qui empêche de vivre la foi et ses questions de façon salutaire.
Hegel, moins avisé que Kant, ne cherche pas à « s’orienter » dans la pensée, sous prétexte que l’art de juger peut s’incarner intégralement dans une dialectique guidée par une logique, même s’il s’agit d’une dialectique et d’une logique en réconstruction perpétuelle. Mais aucune dialectique ne peut nous protéger contre l’imprévisibilité de l’histoire ni nous épargner la tâche d’y répondre par un jugement personnel. Même la dialectique la plus impérialiste se voit forcée de subir des modifications en permanence, qu’elle essaie en vain de justifier comme des développements inscrits dans la dynamique interne de la pensée dialectique elle-même. La dialectique est un art du jugement qui s’ignore, et elle est prise dans une négociation perpétuelle avec le réel, dans laquelle ceux qui croient trop à la dialectique risquent de se voir floués. Jusqu’à un certain point le maître de la dialectique triomphe sur tous les fronts, et peut prétendre à un jugement plus compréhensif, plus éclairé et plus objectif que les amateurs qui se fient aux courants d’une réflexion libre. Mais il peut arriver que la dialectique apparaisse soudain comme une vieille machine encombrante qui empêche l’intelligence d’avancer. Face à la rationalité triomphante – que ce soit celle d’Origène réduisant tout l’Ancien Testament à un témoignage au Christ, celle de Thomas d’Aquin, celle de Hegel – un peu de soupçon n’est jamais déplacé.
Or, il se peut que le système de pensée qui a fait la force de l’Église romaine soit en train de subir le même sort que les dialectiques ambitieuses de Hegel et de Marx. En construisant une vision objective et compréhensive de la foi, l’Église croyait maîtriser tout le domaine du connaissable, ou du moins, après l’affaire Galilée, tout le domain de l’humain. Sa vision compréhensive l’autorisait à porter un jugement sur tout. Mais si cette vision est vécue comme un système pesant, qui entrave la pensée à chaque moment par des interdits, on commence à se demander si elle fonctionne encore comme une école de jugement ou si elle ne nuit pas à la flexibilité du jugement. La contingence et la complexité de l’humain et de l’historique, que ce soit en ce qui concerne la christologie et l’ecclésiologie ou encore plus en ce qui concerne les problèmes quotidiens des fidèles ou des populations du tiers-monde, ne se laissent pas éclairer suffisamment par l’appel aux principes suprêmes, surtout si ces principes ne se sont pas infléchis en réponses aux problèmes concrets – contrairement à la dialectique de Hegel ou de Marx qui reste malgré tout guidée par une grande capacité de jugement concret. Quel est le rapport juste et raisonnable que nous devons prendre à l’égard des dogmes de l’Église ? Question épineuse, qui risque de nous hanter jusqu’à la fin de cette recherche et au-delà.
Sans doute mon projet d’affronter pour de bon la question du rationnel rencontre à son tour, comme les orientations antérieures vers la phénoménalité et le pluralisme, des limites et des perplexités. Comme je l’ai déjà suggéré, le décalage entre la raison conceptuelle et les phénomènes à penser, ainsi que le pluralisme irréductible des formes historiques de ce qu’on a reconnu comme rationnel, empêchent de camper tranquillement dans un système de principes rationnels, fût-ce pour gérer à partir de là les complexités phénoménologiques et pluralistes dont on admettrait l’irréductibilité au rationnel. Il se peut, en outre, que la raison soit vouée, dans ses rapports au réel ultime, à tomber dans des antinomies et dans la contradiction. Celles dénoncées par Kant en ce qui concerne la raison spéculative pourraient se dépasser par un saut en avant dialectique, mais chez Nâgârjuna, dans une espèce de théologie négative généralisée, l’antinomie affecte chacun de nos concepts, nous obligeant à en reconnaître la vacuité foncière. La raison ne serait donc qu’une stratégie pour régler les vérités d’ordre conventionnel, mondain, provisoire, et son rôle le plus élevé serait d’indiquer comment cet ordre mondain laisse transparaître la vacuité ultime (sur laquelle la raison, elle-même conventionnelle, n’a pas de prise). Mais au fond cette crise radicale du rationnel est un triomphe de la réflexion. La rationalité intégrale est celle qui reconnaît sa faiblesse et ne s’appuie pas avec une certitude illégitime sur aucune des positions ou des thèses qu’elle aurait provisoirement conquises. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’il soit opportun de s’engager trop dans les acrobaties de la théologie négative. Ce n’est pas à cette hauteur himalayenne que se posent nos questions réelles. Ces luxes théoriques doivent être tenues strictement en laisse pour qu’elles ne deviennent pas encore un obstacle à la recherche d’un Dieu gracieux et libérateur qui peut être un secours présent en temps de détresse.
Le bon exercice de la faculté de juger demande d’abord de l’audace, et ensuite seulement de la prudence. Puisqu’il s’agit non pas du jugement déterminant qui comprend les données en les subordonnant à un concept, mais du jugement réfléchissant qui parcourt les phénomènes dans leur diversité toujours changeante en cherchant les concepts appropriés permettant de les mieux comprendre, on peut pécher plus facilement par manque d’imagination que par trop d’inventivité. Le jugement qu’exercent les gardiens de l’orthodoxie ressemble le plus souvent à un jugement déterminant, qui applique au discours suspecté un faisceau de catégories toutes faites, pour en mesurer le degré de son accord avec le système des idées orthodoxes. Ce jugement déterminant se mue en dogmatisme péremptoire chez la horde apeurée qui cherche des « hérétiques » comme boucs émissaires. Un jugement réfléchissant, par contre, commence par un voyage hors de l’enceinte du déjà compris, à la recherche de catégories nouvelles, plus adéquates à ce que l’on rencontre dans ce voyage. Libre jeu critique de l’esprit, le jugement réfléchissant n’est prisonnier d’aucun dogme, car même les dogmes se révèlent être au fond des outils servant à mener à bien un travail de compréhension réfléchissant. Les dogmes sont nés d’une réflexion antérieure, mais on leur a donné le statut de principes que l’on peut appliquer automatiquement. Il faudrait les replonger dans le mouvement de réflexion qui les a engendrés, les repenser à partir de leur origine pour permettre leur développement ou « dépassement » dans une réflexion ultérieure plus souple.
Dans une optique rétrospective il me semble que ces trois thèmes – phénoménalité, pluralisme et rationalité – ont constitué le champ de forces de ma recherche dès le départ, et la succession que je viens d’évoquer ne serait qu’un déplacement d’accent de l’un à l’autre. Dans ce journal, je ne vais pas, du moins pour le moment, m’enthousiasmer pour la phénoménalité de la révélation ou pour la pluralité des sagesses religieuses. La question qui va m’occuper d’abord et longuement est plus froide, mais non moins fondamentale : Comment juger ? Comment devons nous employer nos facultés de penser et de réfléchir, de croyance et de questionnement, pour nous orienter à l’égard de la foi, ou dans la foi, et pour nous orienter dans le dialoque avec ceux qui cherchent la lumière de l’Évangile ? Il est facile de dénoncer les attitudes irrationnelles qui prévalent dans les discussions religieuses en ce moment. Mais la tâche devant nous est d’assurer une base solide et raisonnable pour adresser les questions de foi et d’espérance, et d’abord pour les bien formuler.
Dear Fr. O'Leary:
I would like to thank you, once again, for opening vistas for me, although my French is terribly rusty (a fault which I intend on soon repairing), and I may have misunderstood the theses which you have expressed here. If I am mistaken, I hope that you will have the kindness to correct me.
Nonetheless, I appreciate your confessions regarding your progress through phenomenology, pluralism, the deconstruction of Derrida, and your current researches in Buddhism as bases for a Christian hermaneutic.
More particularly, your writings have been a helpful corrective to my original (and quite probably mistaken) impression of Derrida as an exponent of the Emperor's New Culture, and I am looking forward to conducting a more impartial study of deconstruction as a tool for the interpretation of texts.
I fully concur with your assessment that just as the historical-critical method has borne useful fruit in the interpretation of Scripture and Patristics, so also may the tools of literary criticism.
While I would tend to disagree with your conclusion of phenomenology as a "dead end", as I think that it permits a modernization of Neo-platonism, I would agree that in the end, St. Thomas' critique of his own work as "so much straw" might equally apply to Husserl and Heidegger.
Finally, I fully agree with you that the study of Buddhism might very well assist in a clearer Christian hermaneutic. To that end, I have begun the study of Chinese and several other asian languages, as I wish to make further, and more direct, studies in the origins of Chan (or Zen) Buddhism in China, and possible Taoist influences upon its development.
I look forward to reading more from you in future, and more particularly, I intend on obtaining and reading the three essays of yours which you cited at the beginning of this entry.
Very truly yours,
Bernard Brandt
Posted by: Bernard Brandt | February 24, 2008 at 03:45 AM
Bernard, thanks for your kind remarks.
I would not say phenomenology is a dead end -- only that the goal of phenomenology as understood by phenomenological purists such as Husserl and Marion is unattainable. As a method or orientation, and as a reservoir of critical resistance to an imperialism of the Concept, phenomenology remains of great value.
Posted by: Spirit of Vatican II | February 24, 2008 at 12:45 PM