(Pour une réunion du Groupe d’Études sur le Spiritualisme Français, novembre 30, 2012)
Ne fût-ce que par l’impact de Descartes et de Malebranche sur sa pensée, son amitié ombrageuse avec Rousseau, et tout ce qu’il doit à la France pour l’esprit, la clarté du style, l’élégance des manières, et surtout la finesse de ses analyses psychologiques, David Hume mériterait qu’on le compte parmi les ancêtres de cette tradition que vous appelez ‘spiritualisme français.’ On a souvent été frappé par les ressemblances entre la doctrine bouddhiste du non-moi (anātman) et la discussion du ‘moi’ vers la fin du livre I du Traité de la nature humaine (1739). Des recherches récentes soulignent que ces ressemblances n’ont rien d’accidentel. Ici encore c’est la France a joué un rôle capital. Car le jeune philosophe écossais composait son ouvrage en 1734-7 dans la ville de La Flèche, en fréquentant souvent l’école des Jésuites et sa bibliothèque. Là il a discuté avec des missionnaires jésuites qui lui ont très probablement communiqué quelque connaissance des idées bouddhistes.
[Charles-François] Dolu avait connu de première main le bouddhisme theravāda comme participant à la deuxième ambassade française à Siam en 1687–1688. Le bouddhisme était la religion officielle de Siam et des membres de l’ambassade avait des contacts extensifs avec les ‘talapoins’—le nom européen pour les bouddhistes siamois. En 1727, seulement huit ans avant la visite de Hume, Dolu avait aussi parlé avec Ippolito Desideri, missionnaire jésuite qui visita le Tibet et fit une étude étendue du bouddhisme tibétain de 1716 à 1721. Desideri étudiait la Lam Rim Chen Mo de Tsongkhapa, une des figures centrales de la philosophie bouddhiste tibétaine. Le livre non publié de Desideri qui décrivait le Tibet était un des rapports les plus étendus et précis de la philosophie bouddhiste jusqu’au vingtième siècle. (Gopnik, 6)
Desideri fit d’efforts héroïques pour saisir le thème central du Madhyamaka (la philosophie de la vacuité fondée par Nāgārjuna au 2ème siècle) tel qu’on l’enseignait au Tibet: ‘Je continuais ma tâche jusqu’à ce que les nuages obscurs furent percés par un faible rayon de lumière. Cela éleva mon espoir d’émerger enfin dans la lumière brillante du soleil: je lisais et relisais et étudiais jusqu’à ce que, grâce à Dieu, non seulement je compris mais je maitrisai entièrement (toute gloire soit à Dieu) toute la matière subtile, sophistiquée et abstruse qu’il m’était si nécessaire et si importante de connaître’ (Gopnik, 21).
En outre, ‘trois des jésuites, dont Jean Venance Bouchet, avaient vécu dans le monastère bouddhiste, et suivaient ses règles, afin d’apprendre le langage officiel de la cour’ (Gopnik, 10). ‘Pourtant, Dolu devait être au courant de ces aspects de la pensée bouddhiste aussi, par sa propre expérience, ses entretiens avec Bouchet… et sa discussion relativement récente avec Desideri… Il est même concevable qu’une copie du manuscrit de Desideri… aurait pu se trouver à La Flèche’ (Gobnik, 19).
Les skandhas
Le style philosophique du bouddhisme est un scepticisme ou empirisme radical qui élimine toute notion d’un Dieu fondement, toute notion d’un soi qui fonde notre expérience. La substantialité et l’identité de tout dharma sont réfutées. Le livre II du Milindapañha, dialogue entre le moine Nāgasena et le roi grec Milinda, est un catéchisme sur le non-moi, illustré par des comparaisons savoureuses et mémorables. Le texte est postcanonique mais son enseignement est celui du canon theravāda (et il est écrit dans la même langue, le pāli). La première comparaison est celle entre le moi et un chat. Si l’on réduit le char à ses composantes, nulle part on ne trouve le char en soi. Il ne subsiste que comme désignation conventionnelle en raison de sa fonction dans la vie pratique. De même, si on analyse ces composantes qu’on appelle les skandhas, cinq faisceaux de dharmas élémentaires, le moi ne s’y trouve pas, et ne subsiste que comme une désignation conventionnelle. L’identité qui lie l’acte et ses fruits, ou les renaissances successives, n’est pas celle d’une personne. ‘L’enchaînement des dhamma est continu: l’un se montre en même temps que l’autre disparaît; il n’y a en quelque sorte entre eux ni précédent, ni suivant. Par suite, ce n’est ni le même ni un autre qui recueille le dernier acte de conscience’ (Finot, 83).
L’argument du char est ‘le type d’argument qui ne requiert aucunes connaissances préalables extensives pour être compris… c’est aussi exactement le type d’argument qui pourrait se transmettre par la conversation, et aussi le type d’argument susceptible de stimuler une ligne de pensée même si la source de cette pensée n’était pas intégralement retenue’ (Gobnik, 21-22). Il semble qu’on peut relever quelques échos de cet argument dans le passage suivant du Traité de Hume:
Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque moment intimement conscients de ce que nous appelons notre MOI... Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut dire à juste titre que je n’existe pas... Je peux me risquer à affirmer que les autres hommes ne sont qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes, qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuels. (Hume, 342-4)
Un premier aspect bouddhiste du passage est le mot ‘faisceau,’ qui rappelle le mot sanskrit skandha, agrégat. ‘Les cinq “agrégats” (khandha), constitutifs de toute vie et indissolublement liés entre elles: celui de la matière (rūpa), celui de la sensation (vedanā) qui naît du contact d’une forme et de l’un des organes sensoriels, celui de la notion (saññā [skt. samjñā]) qui en résulte, celui de la construction ou conformation (sankhāra [skt. samskāra]) psychique par où sont alors fabriqués des phénomènes en réalité inexistants, celui de la conscience sélective (viññāna [skt. vijñāna] qui s’applique à eux’ (Nolot, dans Finot, 14). Chacun de ces skandhas est composé de dharmas innombrables en changement perpétuel et d’infime durée. La mobilité qui caractérise la philosophie de l’esprit de Hume, son sentiment de flux universel, le rapproche du bouddhisme.
Hume prétend que les perceptions ‘peuvent exister séparément et n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence’ (343). Cette vision de l’identité quasi-atomique des perceptions, toutes différentes, et de leur auto-suffisance ontologique, semble devoir quelque chose au bouddhisme scolastique, à l’abhidharma, qui poursuit l’analyse des skandhas jusqu’à identifier toutes les catégories de dharmas, cataloguées et définies de façon précise. Hume présente un argument pour cette indépendance des perceptions individuelles dans l’Appendice du Traité:
Toutes les idées sont empruntées à des perceptions qui les précèdent. Nos idées des objets proviennent donc de cette source. Par conséquent, aucune proposition ne peut être intelligible ou cohérente relativement aux objets, qui ne le soit aussi relativement aux impressions. Mais il est intelligible et cohérent de dire que les objets ont une existence distincte et indépendante, sans aucune substance ou aucun sujet d’inhérence simples qui leur soient communs. Cette proposition ne peut donc jamais être absurde relativement aux perceptions. (383)
Cette argument utilise le présupposé que le moi se présente comme identité indépendant, mais ce présupposé va être rejeté, comme l’échelle de Wittgenstein dans le Tractatus ou comme le radeau fragile qu’on abandonne une fois le fleuve traversé, image bouddhiste pour les ‘moyens’ (upāya) salvifiques, provisoires et conventionnels. Au fond, Hume accorde aux perceptions une identité qu’il refuse aux choses et au moi. Elles produisent des idées claires et distinctes, signes de leur réalité substantielle. La substance se définit comme ce ‘qui peut exister par soi-même,’ définition qui ‘s’applique à toute chose qui peut être conçue,’ autant à l’âme qu’à ses perceptions (321-2). En dernière analyse son application à l’âme est illégitime, et l’âme cède aux perceptions le rôle fondateur dans la philosophie de l’esprit. Inutile, d’ailleurs, de retenir la notion de substance, à laquelle ne correspond aucune impression: ‘Une perception est la seule chose dont nous ayons une idée parfaite. Une substance est entièrement différente d’une perception. Nous n’avons donc aucune idée de substance’ (322). Elle, aussi, est un moyen rejeté une fois sa fonction remplie.
L’attachement de Hume à la simplicité et à l’identité inébranlable des impressions est une espèce de fondationalisme. Mais à l’intérieur du bouddhisme la tentation fondationaliste est dépassée, d’abord par le rappel que les skandhas sont liés entre eux et que tout dharma est sujet à la loi ontologique fondamentale de l’origination en dépendance (pratītya-samutpāda). Les impressions sont un commencement absolu dans la pensée de Hume et ne se prêtent pas à une explication. L’ontologie bouddhiste est cyclique: ‘en conséquence de l’œil et des formes se produit la perception visuelle: la réunion des trois produit le contact; du contact naît la sensation, de la sensation la soif, de la soif l’acte, de l’acte naît de nouveau l’œil; ainsi cet enchaînement n’a pas de fin’ (Finot, 93).
Si les skandhas n’ont pas besoin d’une substance pour soutenir leur existence, cette existence reste néanmoins dépendante d’autres instances également transitoires et insubstantielles, d’où la conclusion tirée par le Madhyamaka, que tous les dharmas sont vides. Dans cette philosophie, ce qui vaut pour les choses et le soi vaut aussi pour les dharmas les plus subtiles et les plus évanescents. Les dharmas qui pouvaient se présenter comme réalités ultimes dans la scolastique du bouddhisme antérieur se révèlent à leur tour simplement conventionnels. (En fait, si tous les dharmas sont vides, le moi n’est plus aussi radicalement déconsidéré chez le Madhyamaka que dans le bouddhisme ancien, car il partage la condition universelle de vacuité et d’existence seulement provisoire, conventionnelle, et relative.) Chez Hume les impressions gardent encore un statut de réalités ultimes, articles premiers de sa foi empiriste. Le bouddhisme est aussi un empirisme, mais qui ne cesse de creuser la vacuité de toute donnée empirique et de montrer que rien ne donne lieu aux prises et aux attachements. Mais Hume reste au niveau de la vacuité du moi, et ne pense pas à cette vacuité plus générale.
Un procédé d’analyse méditative
Quand Hume entreprend la recherche du soi à travers le champ des phénomènes livrés à la réflexion il se comporte comme un philosophe indien. On pourrait dire que le bouddhisme est fondé sur cette espèce de méditation analytique, qui remonte aux dialogues dans les Upanisads, dont l’issue est si différente—non le non-moi mais le tat tvam asi. Les textes du canon theravāda démontrent que dans aucun des cinq skandhas on ne discerne aucune trace d’un moi.
Certains, les pudgalavādin, en tirent la conclusion que le vrai moi est ailleurs, ou que tout en dépendant sur les faisceaux momentanés dont consistent les skandhas il n’est ni identique ni non-identique avec ces faisceaux (voir Sorabji, 279). Mais il est plus orthodoxe, en bouddhisme, d’affirmer que le moi est nulle part. ‘Je ne vois pas de théorie de l’âme qui n’engendre pas de douleurs, lamentations, souffrances, afflictions, tribulations en celui qui l’accepte,’ dit le Bouddha dans l’Alagaddūpama-sutta du Majjhima-nikāya; ‘alors que ni Soi ni rien appartenant au Soi ne peuvent véritablement et réellement être trouvés, cette vue spéculative: “Cet univers est cet Ātman (âme), après la mort je serai cela, qui est permanent, qui dure, qui ne change pas, et j’existerai comme tel pour l’éternité” n’est-ce pas totalement insensée?’ (Rahula, 87). Khemaka dans le Samyutta-nikāya ne trouve aucun soi dans les cinq skandhas: ‘J’ai la sensation: “JE SUIS,” mais je ne vois pas clairement: “Ceci est JE SUIS”’; le sentiment du soi est ‘comme l’odeur d’une fleur qui n’est ni l’odeur des pétales, ni celle de la couleur, ni celle du pollen, mais l’odeur de la fleur.’ On cherche à s’en débarrasser, et le sentiment de soi disparaît avec le progrès spirituel (Rahula, 94-5).
Pour exclure l’idée d’‘un Soi en dehors des choses conditionnées,’ un dicton bouddhiste énonce que ‘tous les conditionnés sont impermanents, tous les conditionnés sont douleur, tous les dharmas sont non-soi’ (sabbe samkhārā aniccā, sabbe samkhārā dukkhā, sabbe dhammā anattā) (Dhammapada 277-9), en brisant le parallélisme pour la troisième phrase (Rahula, 85). Le refus du Bouddha d’affirmer ou de nier l’existence du soi en réponse à la question de Vacchagotta a un motif thérapeutique et n’empêche pas que quelques lignes plus loin l’existence du soi est formellement niée.
Il vaut mieux, selon ces textes, que l’on considère son corps physique comme le soi plutôt que de le chercher dans le monde mental (citta, manas, vijñāna), pris dans un flux et un changement perpétuels (Rahula, 94). C’est la continuité du corps qui donne son assise la plus solide à l’illusion de l’identité du moi. ‘C’est moi qui étais un enfant et qui suis maintenant un homme. L’être humain à ses divers stades tire son unité de son corps’ (Finot, 82). Pour John Locke, c’est la mémoire, et non l’identité d’une substance, qui assure la continuité du moi. Hume va plus loin, en contestant même cette réalité désubstantialisée du moi. Il développe ‘un naturalisme ontologique dans lequel il rejette tout dualisme fondamental entre des êtres pensants, actifs, immatériels (qui sont immortels) et des êtres inertes, passives, matériels (qui sont corruptibles ou mortels)’ (Russell, 202). L’illusion du moi n’appartient pas à une sphère privilégiée de la conscience mais reste à plain-pied avec ‘l’identité que nous attribuons aux plantes et aux animaux’ (Hume 1995:345). La démonstration par Berkeley que la substance matérielle est impossible s’est vite tournée contre la substance immatérielle aussi (Russell, 195), et chez Hume contre les identités et les liens de causalité qui n’ont plus que la consistance des associations d’idées affermies par l’habitude.
Les convictions intimes nées de notre attachement à la substantialité du moi et des choses se montrent étonnement vulnérables à la mise en question logique. Des philosophes imaginent que le soi est une donnée immédiate de la conscience et que ‘nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites’ (342). Nāgārjuna mettrait en cause la cohérence logique d’une telle conception. Hume demande simplement sur quelles impressions elle se fonde. Il flaire un dogmatisme défensif dans la prétention de l’évidence du moi: ‘Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence, puisqu’on ne peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients, et que nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons’ (342). En fait, c’est la réalité elle-même qui chancelle sous les coups de la démonstration de la non-existence du moi. Comme dans le Madhyamaka la vacuité du moi s’étend à la vacuité de tous les dharmas. Qui doute de l’identité du moi peut douter de toute identité. Hume se délecte à ce scepticisme radical et s’en enivre. Mais il voit aussi son danger et protège contre lui les droits et les pratiques de la vie ordinaire. Le scepticisme peut être invoqué contre le scepticisme lui-même pour freiner ses prétentions dévastatrices (ce que Goplik associe avec la vacuité de la vacuité elle-même dans le Madhyamaka).
Persistence du rejet du moi chez Hume
L’argument contre la réalité du moi reste assez isolé dans l’œuvre de Hume et ne revient pas dans l’Enquiry Concerning Human Understanding qui reprend les idées su livre I du Traité. Est-il l’avancée la plus osée que Hume a fait dans le scepticisme, qu’il n’a pas poursuivie de peur de saper les fondements de sa pensée éthique et sociale? Ou s’est-il dit que si le soi n’est qu’un faisceau de sensations il suffit de ne plus en parler, car continuer d’expliquer sa construction à partir des sensations lui donnerait une importance nuisible à l’explication rationnelle du monde réel? Mais si on lit entre les lignes des ouvrages postérieurs il apparaît que la négation radicale du moi y persiste de façon souterraine (McIntyre). Le mécontentement exprimé par Hume dans l’Appendice du Traité ne doit pas être lu comme une palinodie. ‘Si les perceptions sont des existences distinctes, elles ne forment un tout que par leur connexion réciproque. Mais aucune connexion entre existences distinctes ne peut jamais être découverte par l’esprit humain. Nous ne faisons qu’éprouver une connexion ou une détermination de la pensée à passer d’un objet à un autre’ (385). Hume prétend suivre ‘la plupart des philosophes,’ pour qui ‘l’identité personnelle naît de la conscience,’ et son mécontentement concerne seulement la difficulté d‘expliquer les principes qui unissent nos perceptions successives dans la pensée,’ qui ne peut percevoir une connexion réelle entre ces existences distinctes. On peut supposer que Hume est en réalité content d’avoir rendu la construction de l’identité personnelle plus problématique encore qu’elle ne l’était pour Locke. Ce qui subsiste du moi ne serait que le produit de l’imagination et de la croyance, servant des buts pratiques et sociaux, sans le moindre fondement ontologique.
Une résistance ou une dénégation s’exprime chez des auteurs qui affirment la croyance de Hume au soi, qui citent la Lettre entièrement ironique à un gentilhomme d’Édimbourg ou des références apparemment réalistes à la ‘personne individuelle’ dont chacun est conscient des actions et des sentiments; ou qui prétendent que Hume conteste seulement une idée simple d’un soi simple, tout en restant convaincu de la réalité du soi saisie par une idée complexe (Cafardi, 627-8). L’idée bouddhiste reste étrange et monstrueuse pour le sens commun occidental. Certes, on peut dire que le soi ‘nous est révélé seulement dans l’activité d’un individu vivant et corporel’ et que ‘c’est seulement quand nous séparons l’esprit des actions en essayant de conceptualiser son activité que nous nous détachons de lui et qu’il devient un mystére’ (Cafardi, 636), mais Hume verrait cette ‘révélation’ comme une illusion utile, et ne se priverait pas du plaisir pyrrhonien de sonder ce ‘mystère’ dans toute sa négativité. Loin de sortir de ce ‘labyrinthe’ en jetant la négation du soi ‘aux flammes’ comme exigeant un prix trop haut (Behan), il me semble que dans son for intérieur Hume ne cesse d’entretenir cette idée dangereuse comme une bête sauvage qu’il apprivoise pour les besoins de la vie commune. Protester que la croyance dans le moi ne peut être fausse, car ce serait ‘une erreur que nous faisons tous, tout le temps, et une erreur dont la rectification exige une révision complète des concepts et de la syntaxe de notre langage’ (Penelhum, 647), c’est sous-estimer combien la pensée indienne et aussi la pensée de Hume sont prêtes à voir le monde habituel comme plongé dans une illusion radicale et constitutive, à tel point qu’on ne peut être éveillé à cette illusion que par une dialectique impitoyable qui en expose les incohérences et une pratique méditative qui vise à déraciner les attachements qui maintiennent l’illusion.
Il me semble que Hume, et le bouddhisme aussi, rejeteraient l'intuition du moi dans la philosophie française, chez Descartes, de Biran, Lavelle, Henry (Sartre, Lacan et Derrida seraient plus proches du bouddhisme ici). On m'objecte que les passions de l'orgueil et de la honte au commencement du livre II du Traité ont le soi pour objet. Mais là il définit le soi comme 'la série connectée d'idées et d'impressions dont on a une mémoire et une conscience intime.' Rien de moins substantiel. On dira que le soi chez les philosophes français n'est pas non plus une substance massive. Mais Hume nie la substance au sens d'identité consistante. Voir http://www.earlymoderntexts.com/pdf/humetre2.pdf
La dimension pratique
Comme en bouddhisme, chez Hume aussi l’analyse des sources intellectuelles de l’illusion du moi ne suffit pas. Il faut discerner aussi les racines affectives de notre adhérence à cette idée. ‘De même que la croyance est presque absolument requise pour susciter nos passions, à leur tour les passions favorisent beaucoup la croyance’ (188). Pour les bouddhistes, puisque les passions ne cèdent pas au raisonnement, il faut inventer une pratique ascétique en mesure de défaire ces attachements affectifs. Hume n’y pense pas, mais il vante les effets pratiques salutaires du pyrrhonisme: modestie intellectuelle, sobriété, tolérance.
Quand on est libéré de l’illusion du moi, on expérimente une nouvelle liberté spirituelle, car les processus de la conscience ne sont plus bloqués et obscurcis par la fixation du moi. Hume goûte cette liberté sans doute, mais il sait aussi que le pyrrhonisme pur est déstabilisant et paralysant, et il le réserve pour les loisirs du philosophe, le mitigeant dans la conduite de la vie commune (Russell, 210). Il ne se laisse pas entraîner vers la spiritualité à laquelle aboutit en bouddhisme le démantèlement des illusions substantialistes.
L’identité du moi serait une convention linguistique, comme dans le Milindapañha. Quand le roi commence le dialogue en demandant au moine son nom, celui-ci répond: ‘C’est là seulement une appellation, une notion vulgaire, une expression courante, un simple nom: il n’y a pas là-dessous d’individu’ (Finot, 67). Chez Hume, une vision foncièrement conventionnaliste de la pensée et de la réalité se laisse qualifier par une confiance naturaliste dans la sagesse de l’expérience empirique, du sens commun et des sciences.
Cette vision a chez Hume comme dans le Bouddhisme une fonction thérapeutique. Dans le Madhyamaka le soi a une réalité phénoménale mais n’a aucune réalité ultime. Mais plusieurs représentants de cette ‘voie du milieu,’ tel Tsongkhapa, cherchent à restaurer les conventions. Le scepticisme huméen semble d’abord isoler le philosophe—‘je m’imagine être un monstre étrange et grotesque qui, incapable de se mêler à autrui et de se fondre dans la société, a été exclu du commerce des hommes’ (357)—mais il débouche sur un respect pragmatique des conventions. Cela semble d’abord un simple oubli ou insouciance: ‘Je dîne, je fais une partie de jacquet, je converse et me réjouis avec mes amis et quand, après trois ou quatre heures d’amusement, je veux reprendre mes spéculations, elles m’apparaissent si froides, si forcées et si ridicules que je ne peux pas trouver le cœur de les poursuivre plus avant’ (362). Mais Hume assemble une collection de convictions conventionnelles qui représente l’accomplissement du devoir de la pensée: ‘Mais si nous écartions ces hypothèses, nous pourrions espérer établir un système ou un ensemble d’opinions qui, s’il n’était vrai (car c’est peut-être trop espérer), pourrait au moins satisfaire l’esprit humain et supporter l’épreuve de l’examen le plus critique’ (366).
Gopnik croit reconnaître une inflexion positive comparable à la restauration des vérités conventionnelles dans le Madhyamaka et en particulier chez Tsongkhapa, selon lequel il n’existe pas de soi ontologique mais ‘le concept du soi est néanmoins psychologiquement réel’ (20). Le soi qui revendique une existence substantielle cède à l’analyse critique tandis que le soi de notre discours quotidien y survit. Mais le rapport entre réalité ultime et réalité conventionnelle est remplacé par un lien plus lâche chez Hume, celle-là devenant un simple suspens des certitudes (total sur le plan philosophique, mitigé sur le plan pratique), celle-ci un accommodement naturaliste au train du monde, dans lequel la conscience de son statut seulement conventionnel semble conduire à une satisfaction résignée plutôt qu’à une soif de l’ultime. Gopnik ne convainc donc pas quand il suggère que la position adoptée par Hume à la fin du premier livre du Traité est un ‘chemin du milieu’ comparable à l’attitude madhyamaka envers les vérités conventionnelles. La reconnaissance du conventionalité en bouddhisme atteste la vérité ultime, la vacuité, tandis que chez Hume sa portée est uniquement sceptique et laisse le sujet ballotté entre la mélancolie paralysante et la ‘bonne humeur’ (367) qui ne se justifie que par ses effets, dont l’un est que les doutes philosophiques ‘ne lui feront jamais refuser une satisfaction innocente qui s’offre à lui’ (367).
Hume ne va pas jusqu’à considérer les conventions, les apparences relatives, de notre monde comme le champ d’exercice d’une compassion active. Une motivation salvifique fait que le bodhisattva descend au monde des soi illusoires, partageant leurs illusions, pour mieux les guider sur le chemin de la libération. Hume ne donne pas ce tournant religieux à son scepticisme et ne trouve pas dans la vacuité un sens positif de libération nirvānique. On peut donc considérer l’attitude adoptée par Hume comme une rencontre manquée avec le bouddhisme, dont il a embrassé la radicalité sceptique mais en ne goûtant que très incomplètement à la liberté créatrice qui en découle.
Bibliographie
Behan, D. P. (1995), ‘Hegel’s Labyrinth.’ In: Tweyman, 730-45.
Cafardi, N. (1995). ‘The Historical and Philosophical Significance of Hegel’s Theory of the Self.’ In: Tweyman, 627-40.
Gopnik, Alison (2009). ‘Could David Hume Have Known about Buddhism? Charles François Dolu, the Royal College of La Flèche, and the Global Jesuit Intellectual Network.’ Hume Studies 35:5-28.
Finot, Louis, trad. (1992). Milinda-pañha. Les questions de Milinda. Gallimard.
Hume, David (1995). L’entendement: Traité de la nature humaine Livre I et Appendice. Trad. P. Baranger et P. Saltel. Flammarion.
McIntyre, J. (1995). ‘Hegel’s “Underground Self.”’ In: Tweyman, 718-29.
Penelhum, Terence (1995). ‘Hegel on Personal Identity,’ In: Tweyman, 641-55.
Rahula, Walpola (1961). L’enseignement du Bouddha. Paris: Seuil.
Russell, Paul (2008). The Riddle of Hume’s Treatise: Skepticism, Naturalism, and Irreligion. Oxford University Press.
Sorabji, Richard (2008). Self: Ancient and Modern Insights about Individuality, Life, and Death. Oxford: Clarendon.
Tweyman, Stanley, ed. (1995). Hegel: Critical Assessments, III (London: Routledge).
Voir aussi l'essai plus récent d'Alison Gopnik: "How an 18th-Century Philosopher Helped Solve My Midlife Crisis," The Atlantic, October 2015. https://www.theatlanti.com/magazine/archive/2015/10/how-david-hume-helped-me-solve-my-midlife-crisis/403195/?utm_source=atlfb
Comments