Présentation du livre de Claude Geffré, Le christianisme comme religion de l’Évangile ( Éditions du Cerf, ‘Théologie,’ 2012) au Collège des Bernardins, le 28 janvier, 2013 (fête de saint Thomas d’Aquin).
Très-cher Claude Geffré,
Vos racines dominicaines et thomistes, votre réflexion théologique assidue qui a duré plus que soixante ans, votre énergie comme enseignant et comme éditeur, notamment comme un des piliers de Concilium et comme directeur de la collection ‘Cogitatio Fidei,’ vos missions en maintes parties du monde, de Jérusalem à Tokyo, votre immersion dans les courants de la pensée catholique depuis vos études initiales sur ‘le péché comme injustice et comme manquement à l’amour,’ à travers les années soixante qui vous ont vu affronter courageusement des questions radicales sur Dieu (en compagnie de Michel de Certeau, ce jésuite singulier qui résuma toute une époque), et à travers les décennies plus récentes, que vous avez consacrées d’abord à la révolution herméneutique, dans deux ouvrages célèbres—Un nouvel âge de la théologie (‘Cogitatio Fidei’ 68, 1972) et Le christianisme au risque de l’interprétation (‘Cogitatio Fidei’ 120, 1983)—et puis aux enjeux du dialogue interreligieux (cette fois en complicité avec un autre jésuite, Jacques Dupuis), tout cet immense parcours vous situe incontestablement au centre de la théologie française postconciliaire. Votre nouveau recueil porte encore un très beau titre, Le christianisme comme religion de l’Évangile. Vous en parlez comme d’un testament (mais sans la solennité que votre modestie et votre sens de l’humour interdisent), et je pense qu’il faut entendre cela moins comme le résumé et l’achèvement d’une pensée finie que comme le rappel des questions toujours ouvertes, que certains sans doute voudraient clore, et comme indiquant à vos successeurs, que j’espère nombreux, les chemins à explorer et les vertus que cette exploration va demander des théologiens et de l’Église.
Pour une théologie humaine
Dans l’avenir que vous nous faites ainsi entrevoir la théologie quittera son ghetto pour adresser les problèmes dramatiques de notre planète, dans l’esprit de la Constitution pastorale, Gaudium et spes, du Concile Vatican II, et pour s’engager avec les autres religions dans l’esprit de Nostra Aetate. Frappé par le succès missionnaire de ces religions—l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme, et même les traditions de sagesse chinoise—dans les terres de la chrétienté historique, grâce à l’immigration et les nouveaux moyens de communication, vous reconnaissez en elles des porteuses de révélation divine : « S’il est vrai que l’histoire du salut est coextensive à l’histoire universelle du monde, alors il faut reconnaître que la Révélation biblique n’a pas le monopole exclusif de la Parole de Dieu. C’est d’ailleurs déjà vrai quand le judaïsme, le christianisme, et l’islam utilisent le même mot » (p. 125).
Le dialogue qui naît de cette constatation ne consiste pas pour vous dans des négociations grevées par des scrupules anxieuses, mais prend la forme de l’échange cordial et convivial entre des personnes qui se sont réunies dans leur souci « du destin même de l’espèce humaine dans notre village planétaire », conscientes que « selon leur dynamisme originel toutes les religions cherchent obscurément un salut de l’homme dans le sens d’une libération et du bonheur » (p. 49). Les religions apportent toutes des remèdes pour le mal et la souffrance qui ne rentrent pas dans le cadre de la raison séculière; mais ce qui les a le plus affaiblies, c’est qu’elles ont échoué à garder le bien de l’humanité au centre de leur vision. Les essais que vous consacrez au bonheur humain et à la sagesse chinoise montrent comment vous avez reçu, avec discernement évangélique, l’accent porté sur le bonheur depuis l’époque des Lumières. Vous croyez que l’on a trop mis l’accent sur le vocabulaire sacrificiel des Évangiles aux dépens de leur dimension sapientielle, et vous suggérez que « dans le christianisme comme dans la religion chinoise, le religieux coïncide avec l’intégrité de l’existence humaine » (p. 287).
Le dialogue interreligieux pour vous procède sur ce fond de sagesse humaine. Dans tout dialogue interreligieux, il est salutaire de rester conscient d’une troisième instance, à savoir l’humanité contemporaine avec ses expériences inédites que les anciennes religions ont du mal à reconnaître. Les religions comprennent mieux aujourd’hui « qu’elles doivent être à la mesure des grandes causes qui sollicitent la conscience humaine universelle » (p. 180); autrement le christianisme et l’islam « ne peuvent justifier leur prétention à l’universel » (221). Les religions sont sollicitées les unes par les autres, mais aussi, de manière plus fondamentale et plus subtile, par l’énigme de l’humain et du vere humanum (Gaudium et spes). Cela cherche à se comprendre dans la philosophie et les arts, dont les nouvelles visions de l’expérience humaine posent un défi particulier à l’archaïsme des représentations religieuses. « C’est le privilège en effet du cinéma de nous faire pressentir l’auto-transcendance de l’homme ou encore le vrai sacré au moment où les formes archaïques et stéréotypées du sacré religieux ont trop souvent un côté quelque peu folklorique. Le vrai sacré, celui qui crée du silence chez le spectateur, c’est le visage de l’homme et de la femme transfiguré par l’intensité de la passion » (p. 57-8). Déchiffrer le sens spirituel des romans et des films, premiers témoins de l’expérience moderne, et déchiffrer le sens humain des messages religieux, cette double tâche d’interprétation est d’une importance non seulement stratégique mais cardinale pour rendre les religions réellement dignes de foi et pour mettre en lumière le sens de l’Incarnation.
Un « christianisme comme religion de l’Évangile » doit donc aussi être un « christianisme comme religion de l’humanité », non pas dans le sens de Comte ou du dernier Loisy, mais dans le sens d’obéir à l’humanité comme critère. Le critère de l’Évangile et celui de l’humain sont-ils identiques, ou sont-ils opposés comme le prétendent et les jansénistes et les nietzschéens? L’Évangile, « expert en humanité », a compris dès le commencement « ce qu’il y a dans l’homme » (Jean 2, 25), tandis que les romanciers sont toujours à la recherche de cette compréhension. L’humanité qui ne se comprend pas encore, peut-elle bien comprendre l’Évangile? Et le bien comprendre, ne nécessite pas que l’on discerne entre la lettre qui « tue » et l’Esprit qui « donne la vie » (2 Corinthiens 3, 6)? Disons que l’Évangile cherche à s’éclaircir et l’humanité à se comprendre dans leur dialogue réciproque. Vous opposez cette vision sereine de l’Évangile et de l’humain et de leurs rapports « au postulat typiquement moderne selon lequel il y aurait une contradiction fatale entre la relation à Dieu et l’humain véritable » (p. 229). Cette petite phrase révèle un bon lecteur de Gaudium et spes, et de saint Thomas d’Aquin. Vous dites que « la singularité du christianisme dans le concert des religions du monde » consiste dans « la complicité intime entre le christianisme comme religion et l’humain authentique » (p. 177). Mais il est probable qu’un bouddhiste ou un musulman dirait la même chose chacun de sa propre tradition.
« Jésus, dans sa réinterprétation prophétique de la religion d’Israël, a mis fin à la violence du sacré, non seulement le sacré des sacrifices rituels, mais le sacré d’un Dieu Tout-Autre encore violent » (p. 229). C’est une allusion au Dieu-Enfer dont on remarque l’inquiétant retour chez certains théologiens en ce moment. Quand vous dites que le christianisme a passé de « l’ordre du sacré sacrificiel » à « l’ordre de la responsabilité éthique devant Dieu », je sens des anciens instincts augustiniens se réveiller et le besoin d’ajouter que pour ceux qui reçoivent le sacrifice du Christ comme un don, et qui le vivent dans l’amour sacrificiel des frères, la responsabilité éthique prend la couleur de la grâce. Mais dans notre époque il fait bon d’entendre encore les accents humanistes et optimistes du Docteur Angélique et des années conciliaires. Je souscris tout à fait à votre jugement qu’à un moment dans lequel « les forces les plus conservatrices de la curie ont repris le pouvoir et par touches successives tendent à renverser la trajectoire de Vatican II » (p. 59), l’attraction mondiale de l’Évangile continue néanmoins à triompher sur « le faux scandale d’un véhicule culturel entièrement étranger aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui » (p. 60).
Les épines du dogme
Venons-en maintenant au grand problème théologique qui plus encore que votre témoignage au Concile vous a mis en désaccord avec les penseurs conservateurs et les gardiens de l’orthodoxie. Le statut de Jésus-Christ comme l’unique « Sauveur du monde » (Jean 4, 42) empêche ceux-ci de prendre au sérieux le dialogue interreligieux. La divinité du Christ et l’efficacité salvifique universelle de sa passion étaient formellement niées par la religion païenne (par la bouche d’un Porphyre), par le judaïsme, et par l’islam. Elles sont ignorées par les religions développées sous des ciels d’Asie ou d’Afrique. Notre croyance à ces vérités saintes semble freiner tout dialogue réel avec ces religions. Des théologiens nerveux ne pensent aux religions que comme des menaces pour l’orthodoxie christologique. En fait les adeptes les plus enthousiastes du pluralisme religieux arrivent souvent à relativiser ou à nier ces vérités. Mais il n’est pas exclu que l’on puisse réinterpréter ces dogmes pour les rendre plus crédibles, ce qui constitue une réponse aux demandes et aux pressions des autres religions, une manière de les prendre au sérieux.
On nous rappelle que le Dieu d’Israël est un Dieu jaloux, qui ne tolère pas qu’Israël son épouse poursuive des dieux étrangers; que le Christ johannique se déclare être la voie exclusive vers le Père; et que la jeune Église déclare que le salut n’est accordé par aucun autre nom. Cela décourage toute idée d’une parité des religions et limite la signification théologique que l’on puisse attacher aux dialogues interreligieux. Peut-on parler d’un « vrai dialogue sur un plan d’égalité » (p. 39)? Mais le théologien inspiré par Vatican II ne cessera pas de rappeler que tout au long de la Bible et dans la réflexion patristique cette particularité du Dieu d’Israël (comme du Christ) s’associe à l’universel d’un Dieu qui est manifeste dans toute la création et qui agit chez tous les peuples, et dont la Sagesse, si elle élit sa demeure en Israël (shekinah qui fournit le modèle pour la pensée johannique de l’incarnation), est néanmoins connue depuis le commencement par toute l’humanité. Le Concile a retrouvé cette vision biblique et patristique en reconnaissant que les religions « apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes » (Nostra aetate, 2), ce qui invite à une posture de respect et d’écoute à leur égard. Quelques beaux moments dans les pontificats de Paul VI et de Jean-Paul II ont donné un visage et un accent humains à cette conviction. Je me rappelle les paroles ardentes de Paul VI à une messe de Noël (1975) : « Je vois les religions de la terre converger sur Bethlehem, et en disant ceci la mia voce trema, non d’incertezza, ma di gioia ». C’est le ton affirmatif et chaleureux qui compte ici, inspiré par « l’esprit du Concile » (expression utilisée très souvent par ce pontife). Même dans l’absence d’une rencontre intellectuelle approfondie entre les traditions, il faut méditer les implications de ces gestes de reconnaissance, en cherchant à assurer qu’un souvenir respectueux des autres traditions devienne une partie indispensable de la conscience chrétienne contemporaine.
Vous affirmez « l’universalité de la médiation du Christ » (p. 73), mais vous voyez sa religion comme intrinsèquement dialogal, poussée par son universalité même à s’engager avec toutes les formes de l’humain et du religieux. Vous m’avez rappelé un jour l’enseignement de saint Thomas selon lequel le Verbe divin pourrait s’incarner en plusieurs figures (je dis « figures » pour éviter les difficultés théologiques que susciterait le mot « personnes »). Je ne sais que faire d’un tel théologoumène antique, mais il suggère une ouverture au pluralisme même au sein du système dogmatique le plus classique et rigoureux.
La kénose du Christ montre que le christianisme « loin d’être une totalité close, se définit en termes de relation, de dialogue et même de manque » (p. 92-3). cDe même que l’Église n’intègre pas et ne remplace pas Israël, il faut accepter de reconnaître que le christianisme n’intègre pas et ne remplace pas les richesses authentiques des autres traditions religieuses » (p. 75). Vous croyez qu’il faille reconnaître « un pluralisme religieux de principe » (p. 67), et non seulement de fait, qui correspondrait à une providence divine, mais aussi à la nature de la quête humaine d’une vérité religieuse et au mode selon lequel cette vérité cherche à se manifester. Après la Déclaration Dominus Iesus (2000), qui rejette le pluralisme de iure, cette thèse vous rend suspect du crime de lèse-Magistère. Pourtant, votre position trouve un soutien dans d’autres déclarations romaines, dont cette Déclaration cherche à rétrécir la portée (cf. p. 129). Ainsi l’enseignement de Jean-Paul II selon lequel c’est précisément par leurs religions que les hommes sont conduits au salut (Redemptoris Missio) est cité dans la Déclaration et suivi immédiatement par un « par conséquent » qui impose la logique de la Déclaration sur le texte cité: « Dieu ne manque pas de se rendre présent de manière multiforme "non seulement aux individus mais encore aux peuples, par leurs richesses spirituelles dont les religions sont une expression principale et essentielle, bien qu'elles comportent 'des lacunes, des insuffisances et des erreurs' " (RM, sous-citation de Paul VI). Par conséquent, les livres sacrés des autres religions qui de fait nourrissent et dirigent l'existence de leurs adeptes, reçoivent du mystère du Christ les éléments de bonté et de grâce qu'ils contiennent » (n. 8). C'est la même logique qui empêche le Vatican de suivre Jean-Paul II en renonçant à l'idée de convertir les juifs.
Vous ne contestez pas que « les religions du monde sont des médiations dérivées du mystère du salut opéré en Jésus-Christ » (p. 71), mais votre accent chaleureux est plus proche de Paul VI et du Jean-Paul II des réunions d’Assise : « si beaucoup d’hommes et de femmes sont sauvés en Jésus-Christ, ce n’est pas en dépit de leur appartenance à telle tradition religieuse, mais en elle et à travers elle » (p. 72). La Congrégation pour la Doctrine de la Foi cultive une logique sommaire, voire brutale : reconnaître un pluralisme de iure, ne serait-ce pas admettre que l’islam dans son rejet des fondements du christianisme aurait une légitimité divinement garanti?
L’islam pose certes un problème spécial par son rejet de la Trinité et de l’Incarnation et son approche déshistoricisante des traditions bibliques. « Nous sommes confrontés à une altérité d’autant plus étrange que c’est dans l’ordre même de ce qui nous est le plus commun, l’adoration du Dieu unique et vivant » (p. 87). Vous lui attribuez néanmoins « un rôle mystérieux d’avertisseur dans le sens de la the quête d’un Dieu toujours plus grand » (p. 83). Vous maintenez que la doctrine de la Trinité intègre au mieux la transcendance divine et la vision d’un Dieu-amour, tout en admettant que cette doctrine peut être mal comprise et qu’alors la critique musulmane peut aider les chrétiens à rendre leur réflexion plus digne de la simplicité et l’ineffabilité divines. En deçà de ces questions épineuses, vous entrevoyez une riche coopération pratique et théologique entre les deux religions. Leur ancienne rivalité mimétique doit céder à une « émulation réciproque », car elles ont « la même ambition eschatologique » (p. 208). On ne peut limiter le dialogue au registre du respect et de la tolérance réciproques, comme le conseillent des catholiques conservateurs. On ne doit pas se protéger contre la quête proprement théologique « d’une vérité plus haute et plus compréhensive que la vérité partielle dont chacun est le témoin » (p. 89). L’Europe est un « laboratoire privilégié pour étudier le dialogue entre les trois monothéismes et leur relation à l’humanisme séculier » (p. 217).
L’islam est fondé, comme le christianisme, sur la Parole de Dieu, dont il distingue trois états : la Parole éternelle, incrée, qui est dans le secret du divin, la Parole écrite dont Muhammad fut le scribe, et la Parole orale. De manière comparable, Karl Barth distinguait la parole de Dieu comme l’événement de Révélation, la Parole écrite de la Bible qui atteste cette Révélation sans y être identique, et la Parole de la prédication qui actualise la Bible pour la communauté et facilite la rencontre avec la Révélation (Dogmatique I/2). Le dogmatisme raid de l’orthodoxie sunnite sur le statut du texte coranique peut sembler très éloigné de la flexibilité que les théologiens chrétiens ont appris des trois siècles de leur débat avec l’exégèse critique, mais on remarque que l’exégèse critique du Coran commence à mettre la réflexion en marche parmi les intellectuels musulmans aussi. Sur ce plan un riche échange théologique se prépare.
Pour une aventure intellectuelle
Si « la vérité ne peut s’affirmer que par la force propre de la vérité » (Dignitatis humanae, cité p. 38, 180), cela veut dire qu’un débat rationnel doit se poursuivre, tel qu’on le pratiquait dans l’ère patristique, de manière partielle et en fonction des rapports de force qui viraient en faveur des chrétiens au 4ème siècle, ou encore dans le Moyen-Âge, notamment avec l’islam. Et si l’on demandait à chacun des intervenants dans pareils débats de se déclarer amicus fidei sed magis amicus veritatis? La « logique des propositions contradictoires » n’est pas mise hors-jeu, mais elle devient prête à reconnaître que telle affirmation et tel déni puissent avoir un sens plus profond et une fonction plus subtile que ce qui apparaît immédiatement dans leur énoncé, de sorte que « l’opposé d’une vérité profonde peut être une autre vérité profonde » (Niels Bohr, cité, p. 40). Votre théorie de la vérité religieuse n’est pas en contradiction avec l’enseignement de saint Thomas selon lequel la foi et l’énoncé de foi touchent aux choses mêmes dans une référence objective, mais vous soulignez que cela se produit toujours dans une optique herméneutique particulière et ne constitue jamais une compréhension transparente et entièrement adéquate des vérités visées.
Remède providentiel à « une idéologie unitaire » et à une « idolâtrie qui consiste à conférer à un peuple, à une Église, une communauté, un livre, une unicité exclusive qui n’appartient qu’à Dieu » (p. 37), l’épreuve du pluralisme ne s’impose pas comme une nécessité, fût-ce pour les besoins de la paix mondiale. Les religions se sont contentées de s’ignorer et de se mépriser réciproquement pour des millénaires. Si l’Église reconnaît une valeur de vérité divine et de salut dans les autres religions, depuis Vatican II, cela est un choix théologique libre, qui ne répondait même pas à une demande des missionnaires dans les pays bouddhistes ou hindous. Le dialogue interreligieux et la théologie interreligieuse ne semblent plus destinés, du moins dans l’immédiat, à devenir une grande entreprise collective de l’Église. Au lieu de cela, des chercheurs individuels, ici et là, chercheront à nouer des liens de pensée entre christianisme et bouddhisme par exemple.
Il se peut que le désintérêt de l’Église soit providentiel, car la tâche d’une pensée théologique se nourrissant d’une tradition non-chrétienne demande un temps et une patience infinis, et ne peut procéder que par des petits pas, dans le scrupule et la lenteur. Le théologien ne saurait embrasser le tout de l’autre religion, mais seulement chercher des lieux et des thèmes prometteurs, qui puissent nourrir une longue réflexion dans laquelle les notions chrétiennes subiront l’influence subtile de celles de l’autre tradition. Ce travail s’accomplira dans le recul et le silence. La situation du dialogue œcuménique entre chrétiens est très différente, car après cinq siècles de débats les partenaires se connaissent bien, et ne sont obligés d’affronter aucun immense obstacle d’ordre linguistique et culturel. Les enjeux de l’œcuménisme sont assez clairs, tandis qu’il n’est pas si facile de dire ce qu’on cherche en entrant en dialogue avec l’islam ou le bouddhisme.
Vous enracinez votre choix de prêter attention au pluralisme et de le penser en profondeur dans le bon sens, en en soulignant la promesse intellectuelle: « un bon pluralisme qui témoigne simplement d’une humanité nécessairement plurielle et qui fait de la diversité une chance dans la conquête progressive de la vérité » (p. 43). En fait, la meilleure raison de se pencher sur les autres grandes religions est d’en apprendre quelque chose. La question irritante des moyens du salut des hommes est mal posée, en fonction d’une eschatologie appauvrie et mal développée, et nous empêche d’apprécier les trésors que nous livrent ces traditions, par crainte de ne pas y trouver le salut. Celui qui veut apprendre de l’autre confesse implicitement que sa propre religion ne contente pas totalement la soif de la vérité. Le dialogue vraiment vivant implique l’attente que les perspectives étrangères puissent corriger des étroitesses et des fixations dans la pensée chrétienne. Les théologiens sont plus prêts à faire une telle confession que ne le sont les dirigeants de l’Église. Les pères du Concile n’ont pas adressé aux autres religions l’appel : « Aidez-nous! Nous voulons apprendre de vous ». Mais si on refuse de suivre jusqu’au bout la dynamique de la rencontre, qui met l’Église dans cette posture humble, on risque de souscrire à une « sacralisation de la vérité » qui conduit « au fanatisme et à la violence » (p. 32).
Dans le monde de la recherche scientifique, historique, philosophique et littéraire la vérité ne se présente pas comme une accumulation de certitudes qui une fois acquises deviennent non-négociables. Des questions ouvertes, des révolutions de perspective, des nouvelles méthodologies, des crises du fondement sont les signes de progrès dans la conquête de la vérité. La vérité est une puissance critique et désacralisante dans tout autre domaine, et ne fonctionne jamais comme arrêt de la pensée. À ce propos on pourrait mettre en question le contraste que vous faites en disant qu’il faut « démystifier l’évidence du slogan bien connu : ‘La vérité est une et l’erreur multiple’. Ce serait confondre la vérité d’ordre religieux qui relève toujours du témoignage avec une vérité d’ordre philosophique ou scientifique », puisque on peut dire de cette dernière aussi qu’on la possède « d’une manière critique et inadéquate dans une certaine interprétation » (p. 39). Je doute que la vérité religieuse obéisse moins à « la logique des contradictoires » (ib.) que celle de la science », et je dirais même qu’un dialogue interreligieux doit regarder en face les contradictions apparentes et réelles en en discuter tranquillement. Ce n’est pas seulement en théologie que « nous sommes invités à dépasser une conception métaphysique et absolutiste de la vérité » pour chercher « une vérité plus originaire que la vérité objective selon la logique des propositions contradictoires » (p. 40).
En conclusion, je salue votre travail courageux, qui a élargi les dimensions de l’humanisme, de l’œcuménisme et de l’intellectualisme (dans le bon sens) chrétiens. On ne peut qu’espérer que votre sagesse, celle du Concile, ne cesse d’inspirer la pensée interreligieuse de l’avenir, pour que se réalise votre grand rêve, d’une Église vraiment évangélique dans un monde vraiment humain.
Would the Second Vatican Council have affirmed the goodness of homosexual relations?
Posted by: Bruno | February 23, 2013 at 02:02 PM
Bruno, your question has no connection with the post. In any case, I think it is clear that if Vatican II had discussed the gay issues openly (but that was at a time where the taboo against such discussion was deep -- itself a sign of monstrous violence against gays) -- or if a functioning, truly collegial Synod, had discussed them -- they would certainly have come up with something more pastorally informed and humanly sensitive than the dismal Vatican documents on these issues since 1975. The discussions on religious liberty and on the Jews brought a revolutionary change of perspective. The discussions on birth control and celibacy were aborted by papal veto, with sad results that are still with us. The council fathers were by no means raving revolutionaries but they had a sense of reality, borne in on them by their vast collective pastoral experience. Handing over such profound human issues as those raised by lgbt folk to the tender mercies of the CDF bureaucrats has not been an inspired pastoral policy.
Posted by: Spirit of Vatican II | February 23, 2013 at 08:32 PM