La lecture, en particulier ce qu’on appelle la lecture spirituelle, peut être l’occasion d’une percée mystique réelle. Le plus célèbre exemple en est la lecture des Ennéades par saint Augustin. Plotin et Augustin ont vécu une rencontre avec le réel ultime. Néanmoins le tissu de leur discours dépend des cadres de pensée de leur époque, ce qui donne à réfléchir sur le caractère historique, pluraliste, construait des discours mystiques, et même des expériences mystiques que ces discours décrivent si fidèlement et permettent même de reproduire.
Le récit augustinien nous surprend par le fait que la conversion du saint commence par une expérience de mystique philosophique. Dans notre vision de l’histoire, la mystique philosophique est le plus souvent occultée par la mystique religieuse – juive, musulmane ou chrétienne. Mais au sein de cette dernière on peut retrouver, par une lecture quelque peu chirurgicale, des expériences de mystique philosophique, en principe indépendante de la révélation biblique. Si on met entre parenthèses le contexte confessionnel, on peut reconstruire chez certains penseurs religieux, du moins comme une virtualité de leur pensée, une démarche philosophique rationnelle couronnée par une rencontre mystique qui ne se confond pas immédiatement avec la révélation du Dieu biblique.
Parler de la dimension mystique de la philosophie peut sembler incompatible avec la doctrine chrétienne, car cette expérience ne comporte aucune référence au surnaturel et à la grâce. Mais les scrupules théologiques ne doivent pas nous empêcher de regarder les phénomènes en face. Une expérience de mystique philosophique a été fondatrice pour toute la pensée d’Augustin. Le récit des Confessions l’enroule dans un langage de prière biblique, mais les descriptions données dans des textes écrits quelques mois après l’événement (Contra Academicos II 5 ; De Beata Vita 4) suggèrent que son contenu se laisse articuler sans reste et sans difficulté en termes plotiniens.
Pour Augustin, au moment de sa sortie du Manichéisme, la nature de Dieu était devenue un kôan – et comme dans le zen la perplexité provoquée par le kôan insoluble servait de préparation réflexive pour une expérience qui dans son essence était au-delà de la réflexion. Les conceptions dualistes et réifiées du monde de l’esprit, qui empêchaient Augustin de comprendre la nature de Dieu, étaient des nœuds gordiens que les paroles de Plotin, comme celles d’un maître zen, ont soudain coupés. Et inde admonitus redire ad memet ipsum intravi in intima mea duce te et potui, quoniam factus es adiutor meus (Confessions VII 16). « Averti par cette lecture de revenir à moi-même j’entrai, guidé par toi, dans ma propre intériorité et je l’ai pu, car tu t’es fait mon soutien. » Libéré des conceptions qui l’entravaient, l’esprit découvre sa propre nature, puis celle du Principe transcendant, puis celle de l’étre de tous les étants, selon un processus plotinien. L’expérience non-réflexive est la réponse à une question réflexive. La réflexion était impuissante à apporter la vision libératrice, elle rendait l’esprit prisonnier d’apories, mais de façon à intensifier la soif d’en être délivré. Supposons que ni les questions ni les solutions ne nous concernent plus, que tout ce débat malgré ses fulgurations mystiques, est devenu archaïque. Il reste que la rencontre du réel ultime aurait eu lieu grâce à ces conceptions qui n’ont rien d’ultime. Les conventions du discours du temps, intelligemment disposées par les deux penseurs, sont devenues les véhicules d’une percée du réel. Le rapport entre les conventions et l’ultime est celui de deux registres qualitativement divers, étrangers l’un à l’autre, l’un maîtrisable par la pensée et la parole, l’autre les dépassant de telle sorte que tout ce qui est dit ou pensé de lui revient au conventionnel et ne désigne l’ultime que par un geste radicalement inadéquat. C’est du moins une manière possible de déchiffrer ces pages selon une herméneutique inspirée de l’idée de la double vérité, dva-satya, telle que le bouddhisme madhyamaka l’élabore.
Un phénoménologue, craignant l’entrée déroutant de l’ultime en philosophie, pourrait argumenter que la donation saturée de la percée mystique n’est que la plénitude de ce que l’on expérimente déjà dans les phénomènes « de droit commun », pour employer la terminologie de Jean-Luc Marion. Le miracle de la mystique commencerait déjà avec le miracle de la perception ordinaire. Ces deux formes de donation seraient reconductibles à des aspects du « miracle de tous les miracles : que l’étant est » (GA 9.), dont parle Heidegger. Le rôle d’une percée mystique en philosophie serait simplement de confirmer la visée de toute recherche philosophique, consistant à apporter un remplissement intuitif aux significations abstraites. La mystique aurait heureusement atteint le but visé par l’argumentation philosophique, et pourrait illuminer et guider l’argumentation en restant dans le cercle heuristique entre réflexion et expérience.
Mais la percée mystique n’est pas seulement le perfectionnement de la donativité intuitive ; elle est le passage à un autre registre. Elle se distingue par plusieurs traits existentiels qui ne se laissent pas maîtriser par la pensée. Si toute expérience en tant qu’événement contingent échappe à la pensée, de sorte que la perception pré-conceptuelle peut avoir une affinité avec la mystique, l’événement mystique repousse la pensée avec une certaine violence, par son indépendance de la volonté de celui qui l’éprouve ; par le rapport inédit qu’il instaure avec le sujet – devenu autre que lui-même et ne se distinguant plus de l’« objet » de façon dualiste ; par les traits de la rareté, de la soudaineté, l’exaiphnês platonicien, la surprise ; par le bouleversement et la transformation qu’il apporte dans la vie du sujet.
L’altérité du mystique face à la cogitation rationnelle est abyssale. Plotin nous dit : « Je suis arrivé à cette actualité suprême, me mettant au-dessus de tout le reste dans le domaine de l’Intellect. Puis, après ce repos dans le divin, quand je suis redescendu de l’Intellect au raisonnement discursif, je me demande comment j’ai pu accomplir cette descente » (Enn. IV 8, 1). Retour à soi, retour aux choses mêmes, la percée peut être longuement préparée par la pensée réfléchie. Elle surgit néanmoins d’une région à laquelle la réflexion n’a pas accès. Aucune méthode ne peut en fournir la clé. Les méthodes pratiquées dans le néoplatonisme ou dans le bouddhisme servent plutôt à tenir l’esprit ouvert pour un événement qui n’a rien à voir avec elles. La puissance à l’œuvre peut être celle de l’inconscient, de la grâce, de la « nature du Bouddha » inhérente dans l’esprit. Quoi qu’il en soit, il vient en tout cas d’un ailleurs de la pensée philosophique.
Pour Wittgenstein, le mystique est ce qui se montre et dont rien ne peut être dit. Son rôle n’est pas celui de fournir une vérification à la pensée du philosophe, mais celui de l’insérer dans une vision religieuse plus large. Cultiver le jardin du langage, soit dans le style du positivisme logique, soit en exploitant les ressources du langage ordinaire, est un travail qui reste au niveau des conventions ; l’ultime est ailleurs. Quand on cherche à situer l’ultime par rapport au conventionnel, on a recours d’emblée au vocabulaire de la limite. Là où le langage et le concept font défaut, défaillent, éprouvent leur manque, le réel peut surgir – ou du moins être postulé – comme cela même qu’ils ratent. Le philosophe est le penseur de la vérité conventionnelle et son insight le plus profond est précisément la reconnaissance du statut conventionnel de son discours, tout ce qui le sépare de la vérité ultime.
Mais c’est peut être dans un geste de défense, motivé par le souci de tracer une frontière rassurante, que l’on ménage ainsi pour le mystique une place dans la pensée philosophique comme la limite de celle-ci. Pour Plotin et Augustin, la percée mystique ne peut être restreinte à ce rôle muet et impuissant. Elle entraîne toute une cascade de découvertes métaphysiques. La première est que la nature de l’âme, intima mea, n’est pas le soi hypostasié que projette une pensée attachée aux chimères du « moi » et du « mien ». Libéré de pareille fixation l’âme s’élargit comme une conscience préréflexive, une liberté spirituelle se déroulant bien avant la construction de cet objet opaque que nous appellons l’ego. Cette conscience est « l’existant absolu à force d’inexistence », un « absolu non-substantiel » (J.-P. Sartre, La transcendance de l’ego, Paris, 1972, p. 26, 25).
Puis :
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Intravi et vidi qualicumque oculo animae meae supra eundum oculum animae meae, supra mentem meam, lucem incommutabilem, non hanc vulgarem et conspicuam omni carni [...] sed aliud, aliud valde. Je suis entré et j’ai vu, avec l’œil de mon âme, quel qu’il fût, au-dessus de cet œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, une lumière soustraite au changement, non pas celle de tous les jours qui est visible à toute chair [...] mais autre chose, bien autre chose.
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Comme l’intériorité du sujet, cette lumière qu’il contemple est inobjectifiable. Pour citer Plotin : « Il n’a rien de tout et il est le Bien, parce qu’il n’a rien. Si on lui ajoute quoi que ce soit, fût-ce l’essence, l’intelligence ou le beau, on lui retranche par cette addition ce caractère qu’il a d’être le Bien » (Enn. V 5, 13). La lumière du divin se lève comme un soleil au-dessus de l’esprit qui le contemple : « Il ne faut pas demander d’où elle vient ; il n’y a pas point ici de lieu d’origine ; elle ne vient pas pour partir ensuite ; mais tantôt elle se montre, tantôt elle ne se montre pas. C’est pourquoi il ne faut pas la poursuivre, mais attendre tranquillement qu’elle paraisse, comme l’œil attend le lever du soleil. [...] Quelle ligne lui faut-il dépasser pour apparaître ? – Il lui faut monter au-dessus de l’intelligence qui contemple » (Enn. V 5, 8).
L’esprit et cette lumière diffèrent comme créature et créateur : superior, quia ipsa fecit me, et ego inferior, quia factus sum ab ea « au-dessus de mon intelligence, parce que c’est elle-même qui m’a fait, et moi au-dessous parce que j’ai été fait par elle ». C’est peut-être une relecture chrétienne de l’expérience, mais Plotin, lui aussi, parle du Bien comme faisant toutes choses (par le Noûs et l’Àme). « Puisque tout vient de lui, il est supérieur à tout, et tout lui est inférieur » (Enn. VI 7, 23). Si la contemplation augustinienne est souvent en accord parfait avec le texte biblique, dans une illumination réciproque, c’est avec le texte plotinien que cette première percée contemplative s’accorde, comme si le texte du philosophe néoplatonicien pourrait créer l’expérience qu’il évoque, d’une façon aussi exacte qu’un poème ou une mélodie. Mais Augustin n’est en rien un mystique littéraire, comme nous soupçonnons Schelling et Schopenhauer de l’être. Toutes les marques de l’altérité du mystique, y compris un bouleversement radical de son existence, attestent ici le contact de la chose même.
Augustin baigne d’abord dans une lumière indicible, et ce n’est qu’en second lieu, voire dans l’après-coup, qu’il attribue à cette lumière la voix du Dieu biblique. Cet impact premier n’est pas une jouissance aveugle, mais est éclairant dés le départ, révélant la nature de l’âme, du divin et de l’être, et permettant de voir clair là où, avant, il n’y avait que confusion. Slavoj Zizek, en commentant la mystique de saint Ignace de Loyola, écrit : « Après Freud, on ne peut plus avoir directement foi dans un événement de vérité, car tout événement de ce genre reste en dernière instance un semblant qui sert à cacher un Vide antécédent dont le nom freudien est la pulsion de mort » (The Ticklish Subject, Londres, 1999, p. 154). Toute plénitude mystique serait la traduction d’un vide que l’on veut compenser, selon la métaphysique lacanien du manque. Mais malgré le choc qu’elle provoque, la mystique augustinienne est dès le départ illuminative.
Selon certains, cela prouve qu’il ne s’agit pas d’une expérience mystique du tout, mais seulement d’une résolution intuitive d’un problème intellectuel, « non pas une intuition mystique de Dieu, mais une ascension implicitement raisonnée de l’esprit au sommet de vérité qui est Dieu. [...] Dieu est imagé comme engagé dans un court dialogue je-toi dans lequel il dit à Augustin qu’il est ‘je suis qui suis’. Mais cet énoncé est essentiellement une locution intellectuelle ou quasi-théologique » (J. M. Quinn, « Mysticism in the Confessiones », dans F. Van Fleteren, et al., éd. Augustine: Mystic and Mystagogue, New York, 1994, p. 251-86; ici, p. 258). « L’invocation analytique du nom que Dieu s’est conféré ne le meut pas affectivement ni ne met son esprit en feu; plutôt, elle remplit son intellect de lumière [...] apportant la satisfaction issue d’une perception ou d’une expérience qu’on évoque par des expressions comme ‘Aha!’ ou ‘Eureka!’ [...] Cet accomplissement intellectuel le réjouissait avec une intensité que les catholiques nés dans la foi peuvent concevoir abstraitement, mais ne jamais imaginer concrètement » (p. 258-9). Cette lecture plate et littéraliste des paroles sublimes : « et clamasti de longinquo : immo vero ego sum qui sum. Et audivi, sicut auditur in corde », ne voit pas que « Ego sum qui sum » loin d’être une proposition abstraite est une adresse qui pénètre le cœur, « auditur in corde ». C’est un retour à la maison – paaternelle et au sein maternel de l’être, à cette présence divine qui est une douceur sainte, « dulcedo mea sancta » (Confessions I 4), lumière, nourriture, force intérieures et giron dans lequel repose la pensée : « lumen cordis mei et panis oris intus animae meae et virtus maritans mentem meam et sinum cogitationis meae » (I 21).
L’image de l’écoute d’une parole vient peut-être de la conviction que l’expérience n’est pas seulement subjective mais constitue une rencontre du réel. Dans le Vedânta, la non-dualité d’atman et de Brahman n’est pas seulement une intuition, c’est une révélation, une chose entendue (sruti). L’image de l’écoute, comme dans les Prophètes et le Coran aussi, concerne le mode de rencontre du divin plutôt que l’autorité des textes ou des contenus. Ce qu’enseigne l’expérience contemplative se donne à comprendre, phénoménologiquement, comme non-maîtrisable (l’Unverfügbarkeit barthienne ou le « phénomène saturé » de Marion) ; on ne peut aller derrière lui pour l’insérer dans un cadre explicatif. La réalité rencontrée est à accepter entièrement sur ses propres termes, ceux de l’être, de la conscience, de la béatitude suprêmes (le sat-chit-ananda védantique). La soumettre à la question, chercher son arrière-fond caché, mettre en doute sa légitimité, serait se montrer aveugle au statut du phénomène.
Quinn poursuit : « L’arrivée à l’apex de son processus de raisonnement s’accompagne d’un plaisir intellectuel indéniable ainsi que d’une satisfaction affective périphérale ; cependant, aucun de ces modes affectifs n’approche l’expérience mystique pleine. Il est significatif que la facteur décisif de la passivité manque » (p. 265). Pareille dissociation de l’intellectuel et de l’affectif ne rend aucune justice à l’illumination mutuelle des deux dans la pensée passionnée de Plotin et d’Augustin. Une illumination mystique de l’intelligence, qui bouleverse l’esprit et échappe à ses prises, inondant le cœur d’étonnement et de joie, exige une phénoménologie plus généreuse que celle qui la réduit au registre du « simplement intellectuel ». Quinn reconnaît une authentique passivité mystique à l’expérience d’Ostie, en l’attribuant à la grâce des sacraments et la pratique de la vie spirituelle chez le converti. Il estime qu’une expérience mystique avant la conversion aurait requis un miracle special. C’est oublier le témoignage de tous ceux qui ont été surpris par une mystique de la Nature en dehors de tout contexte confessionnel, et les états mystiques de Plotin lui-même. Certes, Augustin souligne que la joie d’Ostie est plus parfaite, ancrée dans la pratique de la charité communale, de l’amitié, de la communion des saints. Mais même à Milan la passivité devant la grâce, du moins dans l’extase initiale, est indiquée par les mots « duce te » et « tu assumpsisti me ». C’est à Milan que « id ipsum, id quod est » est touché dans un moment d’extase pure « in ictu trepidantis aspectus ».
Le langage d’élévation est peut-être trompeur, et il nous irrite par son archaïsme. L’Un de Plotin n’est pas seulement là-haut, il est aussi à portée de la main. Les images d’ascension peuvent se traduire en termes plus passifs, comme désignant un dépouillement, l’aphairêsis plotinienne, nous ramenant à l’ici-maintenant méconnu. Comme la suppression des pensées et des images dans la méditation zen (munen musô) elle permet à l’esprit d’être réceptif à un donné phénoménal. L’ascension va vers l’intérieur, vers un non-engagement avec les activités du surface de l’esprit, pour subir l’impact du divin, « pati divina », comme l’a vu Eckhart dans son commentaire de ce passage dans un sermon pour la fête de saint Augustin : « quando scilicet lux divina per effectum suum aliquem specialem irradiat super potentias cognoscentes et super medium in cognitione, elevans intellectum ipsum ad id quod naturaliter non potest ; quand la lumière divine par un de ses effets spéciaux irradie sur les puissances cognitives et le médium cognitif, en élevant l’intellect à ce dont il est naturellement incapable » (Lateinische Werke IV, p. 93-4).
Même ce qui paraît le plus biblique dans le récit augustinien, à savoir, le moment dramatique où il se découvre indigne de regarder la lumière divine, est fondé sur une expérience profondément platonicienne :
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Et cum te primum cognovi, tu assumpsisti me, ut viderem esse, quod viderem, et nondum me esse, qui viderem. Et reverberasti infirmitatem aspectus mei radians in me vehementer, et contremui amore et horrore : et inveni longe me esse a te in regione dissimilitudinis, tamquam audirem vocem tuam de excelso : « Cibus sum grandium: cresce et manducabis me. » Quand pour la première fois je t’ai connue tu m’as soulevé pour me faire voir qu’il y avait pour moi l’Étre à voir, et que je n’étais pas encore être à le voir. Tu as frappé sans cesse la faiblesse de mon regard, rayonnant en moi avec véhémence, et j’ai tremblé d’amour et d’horreur ; et j’ai découvert que j’étais loin de toi dans la région de la dissemblance, comme si j’entendais ta voix d’en haut : « Je suis l’aliment des grands, grandis et tu me mangeras. »
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Les émotions violentes ici rappellent le thambos kai ekplexis de Plotin, auteur d’une grande mobilité affective autant qu’interrogative, qu’on a tort d’imaginer comme étant d’une sérénité de marbre (vooir R. Sorabji, Time, Creation and the Continuum, Cornell UP, 1983, p. 159-60, 165, 169). La phrase introduite par tamquam représente encore une fois l’intégration rétrospective en une perspective biblique. Le sentiment de déficience, d’un manque d’être, d’aliénation consonne avec toute la tradition platonicienne qui présente les rayons du Bien comme aveuglant les esprits faibles.
De cette rencontre naît une vision ontologique :
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Et inspexi cetera infra te et vidi nec omnino esse nec omnino non esse : esse quidem, quoniam abs te sunt, non esse autem, quoniam id quod es non sunt. Et j’ai examiné tout ce qui est au-dessous de toi et j’ai vu qu’il était ni entièrement existant ni entièrement inexistant; ces choses existent car ils sont par toi, mais n’existent pas, car elles ne sont pas ce que tu es. (VII 17)
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À comparer : « Ainsi toutes choses sont le Premier et ne sont pas le Premier ; elles sont le Premier parce qu’elles en dérivent; elles ne sont pas le Premier, parce que celui-ci reste en lui-même, en leur donnant l’existence » (Enn. V 2, 2). L’être est intrinsèquement bon et le mal n’a aucune existence réelle; ce qui coupe le manichéisme à la racine (VII 18-22). Ces thèses ne semblent pas dériver directement de la vision; elles sont le fruit d’un travail de réflexion, mais qui s’accorde avec la vision, à moins qu’on ne veuille insinuer ici un décalage ou une faille déconstructrice entre vision et ratiocination. Le contenu de la vision augustinienne peut se résumer ainsi : voir comment les choses sont. Elle le libère des ratiocinations qui tournaient en rond faute de nourriture intuitive, mais elle le libère pour une nouvelle élaboration rationnelle mieux fondée – à moins que ces discours « métaphysiques » ne témoignent déjà d’un affaiblissement de la vision, devenu souvenir.
Il est à remarquer que cette vision lui accorde la liberté de l’esprit, mais non pas de la volonté, ce qui attend la rencontre avec saint Paul évoquée dans le livre suivant des Confessions. Cet autre pôle du monde augustinien signale une limite de la philosophie même dans sa dimension mystique. Pour une lecture de style protestant, cela montrerait la secondarité, voire l’impuissance, de la mystique, son inutilité pour le salut, en comparaison de la foi. Il est un peu decevant qu’Augustin, ayant bien préparé cette deuxième percée majeure par une présentation serrée de la dialectique de la volonté enchaînée, ne donne aucune description de la liberté morale que la lecture des versets pauliniens lui a rendue. L’action de la grâce ici est plus puissante que dans la lecture de Plotin, et concerne le cœur de la pensée augustinienne, mais on ne trouve aucun équivalent de l’hymne de joie qui éclate au moment correspondant de l’Épître aux Romains (Romains 8).
Une fusion, ou éclatement réciproque, des horizons culturels soutient la synthèse augustinienne : dans le crépuscule du monde classique et de ses valeurs l’Église s’est définie dans une lucide conscience de soi, pleinement réalisée chez Augustin. Il christianise les valeurs classiques, transformant la tradition de l’erôs par la rencontre de l’agapê divine versée dans nos cœurs par l’Esprit saint. Cette transformation réciproque des deux horizons est vécue non seulement sur le plan de la réflexion mais aussi dans l’expérience contemplative. Les deux cultures ou langages se sont entrepénétrés dans la tradition chrétienne antérieure, et tous les deux avaient subi une repristination dans la réception latine de Plotin et de Porphyre d’une part et dans l’appropriation latine de l’allégorisme spiritualisant d’Origène d’autre part, qui rendait la lecture biblique plus stimulante. La confluence de ces courants chez Ambroise est le sol sans lequel l’expérience d’Augustin est inconcevable. Son intériorisation de cette situation, et sa réalisation de toutes ses possibilités existentielles, est un accomplissement personnel, mais c’est en même temps un fruit de la dialectique des traditions, une percée d’ordre historique. Les traditions rendaient possible cette percée de l’ultime et en retour celle-ci permit à Augustin de reprendre les traditions avec une lucidité nouvelle, qui n’est pas seulement intellectuelle mais se réfère constamment au souvenir d’une vision de base d’ordre mystique.
La caritas augustinienne s’ouvre à ce niveau radical ; ce n’est pas, au moins à l’origine, une construction psychique objectifiée : « poser devant soi l’intériorité c’est forcément l’alourdir en objet. C’est comme si elle se refermait sur soi et ne nous offrait que ses dehors. [...] Et c’est bien ainsi que l’Ego se livre à la réflexion : comme une intériorité fermée sur elle-même » (Sartre, p. 66). Mais il est vrai que la caritas infléchit l’agapê néotestamentaire dans un sens intériorisant et spiritualisant. Inspiré par Luther, Anders Nygren cherche le chemin de retour de cette cloture platonicienne aux horizons ouverts de l’agapê. Caritas, pour Augustin, était une réalité suprême, mais après des siècles de la pensée de la caritas – de Bernard et les Victorines, jusqu’à Dante et Petrarque, Pascal et Fénelon – les limites de ce régime de discours se montrent. Si la charité et la grâce sont des réalités inconditionnées, cela ne peut se dire des mises en scène spécifiques à Augustin et ses successeurs, perspectives qui conditionnent le mode d’émergence de l’inconditionné. Le monde augustinien et médiéval, avec ses notions de l’âme, de la tentation et du péché, et ses préoccupations et structures platonistes résiduelles, apparaît de plus en plus comme un monde conventionnel devenu étranger à notre présent. Le style dans lequel il figura la présence du divin comme gratia et caritas n’est plus le nôtre. Nous développons un style d’aborder la réalité visée par ces termes qui sera spécifique au monde conventionnel actuel, la manière dans laquelle ce monde signale ses limites, sa vacuité. Notre langage s’éloigne de celui d’Augustin, mais c’est en réponse aux mêmes rapports ultimes qui engendraient le sien.
L’intrication de l’ultime et du conventionnel dans l’expérience religieuse est paradoxale : la percée augustinienne dans un milieu d’immédiaté pneumatique permettant d’appréhender le divin vient enchaînée aux conventions de son temps qui étaient mais ne sont plus le véhicule efficace de cette percée.
Des expressions telles que quoniam factus es adiutor meus (Ps 29, 11) auraient moins à voir avec une phénoménologie de l’expérience quasi-plotinienne originale qu’avec une recognition rétrospective de la providence et de la grâce qui y étaient à l’ œuvre. (Plotin avait un sens tde la grâce; voir Sorabji, p. 171). La frontière entre expérience et interprétation, déjà problématique au niveau de l’expérience directe, l’est encore plus dans le cas du souvenir. La joie et l’illumination de Milan et d’Ostie avaient une réalité irréductible, mais leur articulation en paroles, l’interprétation des implications ontologiques et théologiques, leur mise en place dans l’édifice d’une vision intégrale, ont requis encore une décade de méditation. La percée de l’ultime est inséparable des longs processus d’interrogation et de réflexion qui la précèdent et la suivent. La vision religieuse et son expression dans le texte des Confessions forment une unite ; l’intrication de l’ultime et de son véhicule est plus intime qu’attendu.
L’harmonie entre les perspectives plotiniennes et bibliques recèle des tensions autres que celles rendues explicites par Augustin. On peut soupçonner qu’une violence herméneutique couvre les traces du pluralisme entre l’ultime plotinien et l’ultime paulinien en les situant comme les étapes d’un seul chemin. En coudant ensemble les traditions platoniste et biblique il travaille à construire une vision satisfaisante avec les moyens offerts par les textes et les conventions de son temps. Cette synthèse commençait à trahir ses failles quand Luther tirait plus lourdement le fil paulinien, en déclenchant une dynamique d’agapê qui n’était plus récupérable dans le régime d’une intériorité platoniste.
Les scénarios de Plotin et de Paul, avec leurs terminologies traditionnelles respectives, ne coïncident pas sans heurt. Augustin pratique un va-et-vient entre les deux, les conjoignant dans un collage auquel il travaille incessamment (dans le De Trinitate en particulier). Le topos classique de l’esprit ébloui et repulsé par la vision du Bien n’a pas de connexion immédiate avec les thèmes bibliques du péché et de la foi. La faillite de la vision est expérimentée également, quoique moins violamment, dans la contemplation augustinienne après sa conversion. L’expliquer en termes de faiblesse morale peut être une interpretation extrinsèque et idéologique. Dans les écrits sur la grâce le cadre paulinien prédomine et les références au scénario mystique disparaissent. Les tensions entre Plotin et Paul ne trouvaient pas une resolution systématique entièrement satisfaisante, ce qui obligeait Augustin à fournir une narration des rencontres de l’ultime vécues sous leurs auspices, sans imposer une clôture.
La spéculation ontologique commence déjà peut-être, dans le récit de Confessions VII, à projeter un espace de pensée en tension avec l’espace ouvert par la vision contemplative. L’immédiateté vitale de la conscience tend à être remplacée par une objectification réflexive, et l’intérêt spéculatif empêche le libre déploiement de l’intuition phénoménologique à la racine des convictions telles la convertibilité de l’être et de la bonté. Processus qui serait porté plus loin dans le De Trinitate, où l’expérience de Dieu-Esprit cohabite malaisément avec l’analyse de Dieu comme substance, et où les structures triadiques de l’âme objectifiée sont en tension avec les évocations de sa conscience pré-objective.
La transmission de l’expérience mystique de Plotin à Augustin n’est pas indépendante d’une méthode de méditation. C’est encore une marque de son insertion dans une trame conventionnelle. Augustin raconte comment il cherchait à répéter l’extase initiale par une ascension délibérée de la beauté des corps à celle de l’âme, et de là au sens intérieur que tout animal possède et puis à la faculté rationnelle qui juge les données des sens, jusqu’au niveau de l’intelligence, la mens, et au-dessus d’elle la lumière par laquelle l’intelligence forme ses jugements. Si la première extase était un don gratuit, hors méthode, cette approche systématique montre qu’Augustin et le cercle néoplatonisant de Milan savent bien où situer et comment atteindre la réalité entrevue ; tout un ensemble de conventions entourent cette prospection de l’ultime, comme conditions de l’inconditionné. La méthode n’est pas inefficace, car elle mène à une autre rencontre de l’ultime : « et pervenit ad id quod est in ictu trepidantis aspectus » (VII 23) ; Augustin retombe de nouveau, plus vite cette fois-ci.
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sed aciem figere non evalui et repercussa infirmitate redditus solitis non mecum ferebam nisi amantem memoriam et quasi olefacta desiderantem, quae comedere nondum possem. Mais je ne pouvais fixer mon regard; repoussé à cause de ma faiblesse, renvoyé aux choses habituelles, je ne portais avec moi qu’un souvenir aimant, comme si je désirait des mets dont j’avais perçu l’odeur mais que je ne pouvais pas encore manger.
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Ici le travail de la cogitation a précédé le moment mystique plutôt que de le suivre pour moissonner son enseignement.
Les expériences de Milan et d’Ostie sont des percées de l’ultime, mais celle d’Ostie est plus riche et mieux intégrée dans la vie du converti. La conversion morale rendue possible par l’impact des paroles de saint Paul (VIII 29), autre percée de l’ultime, le rend à une unite paisible avec lui-même et avec la communauté chrétienne. Les retombées de Milan représentent une crise de l’erôs platonicien, qui est résolue quand l’erôs s’insère dans un contexte de caritas, où il est intégré avec l’agapê. À Ostie Monique et son fils partagent les délices de cette contemplation bien enracinée. Augustin se trouve sur un plateau spirituel, dans une jouissance quotidienne de l’internum aeternum (IX 10). Le langage est encore celui de l’ascension platonicienne, comme dans les « tentatives mystiques » délibérées de Milan (P. Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris, 1968), mais la tonalité affective a changé. Le sujet de l’expérience n’est plus un chercheur de sagesse isolé mais une communauté d’amis unie dans la louange.
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Erigentes nos ardentiore affectu in id ipsum perambulavimus gradatim cuncta corporalia. [...] Et adhuc ascendebamus interius cogitando et loquendo et mirando opera tua et venimus in mentes nostras et transcendimus eas, ut attingeremus regionem ubertatis indeficientis, ubi pascis Israhel in aeternum veritate pabulo. [...] Et dum loquimur et inhiamus illi, attingimus eam modice toto ictu cordis ; et suspiravimus et relinquimus ibi religatas primitias spiritus et remeavimus ad strepitum oris nostri. Nous élevant par un affect plus ardent vers cela même, nous traversions par degrés toutes les choses corporelles. [...] Nous montions encore, en pensant et en parlant plus intérieurement de tes oeuvres et en les admirant, et nous arrivâmes jusqu’à nos propres esprits et les dépassâmes, pour atteindre à la région d’abondance indéfectible où tu repais Israël éternellement avec le pâturage de la vérité. [...] Et tandis que nous parlions et aspirions après cette région, nous le touchâmes pour un moment de toute la force de notre coeur. Et nous soupirions et laissions là les prémices de l’esprit et nous revenions au bruit de nos voix. (IX 24)
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Ici les méthodes conventionnelles de la contemplation et de l’analyse métaphysique montent à la rencontre de la manne de l’agapê qui descend, tandis que la recreation de l’expérience, qui peut la reproduire dans l’esprit du lecteur, déploie avec maîtrise les arts de la rhétorique et du récit dramatique. La composition de cette page est un fruit lointain de ce jour d’Ostie et rerpésente un événement contemplatif en soi. L’extase d’Ostie peut se voir comme synthèse ou résultat dialectique de la vision métaphysique de Milan et de la libération morale de la scène du jardin, et le récit de cette extase est le climax littéraire dans la suite des trois scènes, les moments de plus haute intensité dans le récit des Confessions. Ces trois rencontres spirituelles concernent l’ultime plotinien, l’ultime paulinien et ce que l’on pourrait identifier comme l’ultime johannique respectivement. Si les Écritures sont un ensemble d’occasions de percer jusqu’à l’ultime, et s’il faut y frapper jusqu’a ce que la porte de l’intellectus s’ouvre, c’est les textes de Paul et de Jean en particulier qui communiquent le goût de l’ultime, encore dans une « transmission d’esprit à esprit ». Inversément, ce gout de l’ultime accorde une liberté imaginative pour pénétrer le texte biblique et en faire un véhicule aidant à la contemplation.
Augustin navigue entre l’ultime et les conventions sur tous les niveaux, dans la prière, dans l’interprétation biblique, dans la prédication et dans la composition littéraire. Son travail sur les conventions tourne autour de l’événement de vérité qui est la rencontre de l’id ipsum, une intimité avec le divin en conjonction avec un moment privilégié de partage avec un bien-aimé ou avec toute la communauté en prière. Aussi fragiles que soient les moments d’intellectus, leur valeur comme indices de la nature gracieuse du reel nous incite à travailler sur les conventions du discours religieux pour en faire des antennes plus en mesure de percevoir pareils signaux. Le travail théologique, chez Augustin, cherche à rendre le conventionnel plus transparent à l’ultime, en alignant les ressources linguistiques et conceptuelles de la culture avec la visée de l’ultime contemplatif. Pour l’imiter aujourd’hui, on explorera la dimension de l’ultime sur laquelle s’ouvrent les questions, le manque, le malaise de notre civilisation, en refaçonnant les discours religieux pour qu’ils n’occultent pas cette dimension mais y donnent accès dans la reconnaissance de leur propre
Voir aussi: ‘Ultimacy and Conventionality in Religious Experience’. In: Jeffrey Bloechl, ed. Religious Experience and the End of Metaphysics. Indiana University Press, 2003, pp. 174-99.
La percée mystique en philosophie: Plotin, Augustin’. In : Philippe Capelle, ed. Expérience philosophique et expérience mystique, Les Editions du Cerf, 2005, pp. 133-45.