Je voudrais réfléchir sur les pathologies du jugement théologique, en particulier celles qui se montrent les plus virulentes à l'heure présente.
A. En premier lieu, le fondamentalisme rend impossible le sain exercice du jugement théologique car il s’attache aux certitudes dérivées d’une lecture étroite des sources, dans la méconnaissance des contextes et de l’historicité, et dans l’incapacité de participer au processus dynamique du développement de la compréhension. Arrêt inopportun du mouvement de la pensée, il fétichise le texte ou le dogme qu’il choisit comme son « fondement », comme son fundamentum inconcussum. Le fondamentalisme est une attitude moderne – le type de certitude qu’il cherche et post-chrétien, et sa manière de braquer les textes qu’il adopte comme autorités est très moderne aussi. On devrait historiciser les conceptions fondamentalistes de l’autorité, en notant par exemple que « l’expression ‘le magistère’ en son acception actuelle a été introduite par la théologie du XVIIIe siècle mais surtout par les canonistes allemands du sébut du XIXe siècle » (Y. CONGAR, Église et papauté, Cerf, 1994, p. 294). Opposé au fondamentalisme, l’herméneutique prend conscience du caractère imparfait et provisoire de toute structuration historique de la vision religieuse. Elle se trouve ainsi libérée pour des relectures qui discernent le sens vivant que les traditions peuvent retenir aujourd’hui. Elle procède dans l’ouverture de la situation actuelle de l’humanité devant Dieu. Mais cette maladie requiert une thérapie plus profonde, pour surmonter l’accrochement idolâtrique à des faux absolus et pour guérir ou apprendre à vivre avec le manque radical qui pousse à pareil accrochement.
Le fondamentalisme produit le fanatisme. J’en trouve un exemple dans les discours de Jean-Paul II écrits par son « nègre » (hélas, c’est ainsi qu’on dit « ghost writer » en français) Msgr Carlo Caffarra, sur le mal innommable de la contraception. À un congrès de théologiens moraux en 1988 le pape insista que même pour des personnes infectées du sida or qui cherchent à l’empêcher la doctrine morale de l’Église n’admet aucune exception. Msgr Carraffa, son porte-parole pour les affaires du mariage et de la famille insista que si un mari infecté ne pouvait pas maintenir l’abstinence totale il était préférable d’infecter son épouse que d’utiliser un préservatif, « car la préservation des biens spirituels, tel le sacrament du mariage, est à préférer au bien de la vie . (http://www.counterpunch.org/dickinson04042005.html) Autre illustration de fanatisme vatican : le discours délirant sur le Troisième Secret de Fatima. L’Église doit guider la piété mariale dans les sentiers d’une saine vision biblique et ecclésiale ; on a bien réussi cela dans le cas de Lourdes, mais dans le cas de Fatima on trop cédé à la fantaisie et aux obsessions idéologiques.
B. Le sectarisme nuit au jugement théologique en se repliant sur des positions dénominationnelles aux dépens d’une vision qui mettrait l’accent sur ce que toutes les Églises ont en commun et sur l’avenir eschatologique les dépassant toutes vers lequel elles s’acheminent. Opposé au sectarisme, le dialogue accueille l’autre religieux ou non-religieux comme partenaire dont on attend un élargissement de la vision, et sans lequel on est conscient d’un manque, d’un appauvrissement pénible. Toujours prêt à apprendre humblement de l’autre religieux, le dialogue constitue l’élément même d’une saine pensée théologique, fondée sur la reconnaissance d’une révélation du divin à l’échelle de l’histoire humaine dans sa totalité, quelles que soient les prérogatives du judaïsme et du christianisme.
Tous les problèmes théologiques doivent être traités de manière transdénominationnelle. Si on se rend compte que ses références sont toutes aux autorités de sa propre dénomination, on doit admettre que ce n’est pas de la théologie qu’on fait – que la réflexion ne s’est pas encore élevée au niveau de la théologie.
Une réflexion transdénominationnelle a lieu d’habitude quand des chefs religieux se réunissent à l’occasion d’un grave événement, tel les bombes à Londres en 2005. À cette occasion l’Archévêque de Cantorbéry, le Cardinal de Westminster, le Modérateur des Églises Libres, le Grand Rabbin, et le Président du Concile des Mosques & Imams s’unissaient pour dire : « Nous voulons signaler le terrain commun que nous occupons comme chefs dans la foi, et réaffirmer les valeurs que nous soutenons en ce temps de douleur et de peine... Au centre de ce que nous partageons comme gens de foi est la croyance dans l’amour et la compassion de Dieu pour nous. C’est un amour qui nous oblige à chérir notre humanité commune et ne pas la défigurer. Nous trouvons espoir et consolation dans la certitude qu’en cherchant à guérir notre propre condition brisée nous coopérerons avec le dessein de Dieu pour tous ses enfants et pour la famille humaine entière ».
Quelle que soit la valeur de cette déclaration, elle indique l’urgence d’une pratique constante de consultations interreligieuses, afin d’être prêts à coordonner une réponse dans le sens de la paix et de la réconciliation dans des situations tendues. Une théologie transdénominationnelle identifierait les croyances partagées par tous les chrétiens et que l’on pourrait présenter comme l’apport principal des chrétiens au dialogue interreligieux. On objectera que pareille théologie ne serait que le dénominateur commun minimal, de l’unitarisme, ou une théologie protestante libérale très diluée. Mais comme dans le cas de l’éthique mondiale de Hans Küng, n’est-il pas plus important d’établir des universels qui unissent que de défendre les points de doctrine des différentes dénominations ? Enfin, toute théologie valable doit être en tension palpable avec les revendications de la dénomination du théologien, car elle doit travailler à dépasser le sectarisme et laisser naître une sagesse évangélique universelle parmi chrétiens et persuasive pour le monde. Ne nous moquons pas des libéraux qui réduisent la foi à des slogans – « la fraternité de l’homme et la paternité de Dieu » (Harnack) – car un idéal sur lequel toutes les personnes de bonne volonté peuvent se réunir vaut mieux qu’une virtuosité de l’orthodoxie. On peut estime celle-ci, mais il faut travaille à élargir le champ de l’influence de celui-là.
C. Le scolasticisme se préoccupe des questions théoriques en passant à côté de la pensée et de l’expérience du monde contemporain et en n’offrant aucun point d’attache pour l’articulation de la théorie avec la praxis. La plupart des apologistes zélés pour un catholicisme conservateur se contente de répéter et de défendre les dogmes, mais quelques-uns s’ensevelissent dans des châteaux doctrinales, prêts à reprendre toutes les grandes controverses de l’histoire de la théologie. Dans le monde de la philosophie analytique, cette tendance se voit chez certains philosophes de la religion, qui « justifient » Dieu par des raisonnements et en réponse à des problèmes qui n’ont eu de circulation depuis le 14ème siècle. Opposé au scolasticisme, la recherche du réel remonte en deçà des constructions spéculatives vers le coeur de l’Évangile, tel que les sources en témoignent et tel qu’il se manifeste dans le témoignage chrétien contemporain. Cette remontée pourrait utiliser les méthode de la bonne scolastique, qui engage avec les problèmes actuels sans rechercher des énigmes archaïques ou artificielles. Mais la raison elle-même, dira-t-on, nous impose ces énigmes – telle celle de concilier l’omniscience divine et la liberté humaine. Se laisser prendre ainsi dans une logique archaïque, au lieu de chercher par la logique de désamorcer les termes mêmes du problème, en ouvrant des perspectives historiques et religieuses plus larges, est au fond irrationnel.
Se contenter de discuter des questions théologiques comme si nous vivions encore à l’époque de saint Thomas ou même de Hegel n’est pas non plus un geste prophétique, une courageuse résistance au relativisme postmoderne. C’est au contraire un arrêt de la pensée, et donc aussi de la conscience prophétique; c’est révéler une incapacité pour la réflexion intégrale. Une théologie qui se construit sur la seule base des catégories anciennes, celles de la patristique grecque, du thomisme ou de l’idéalisme allemand, n’est pas une théologie réelle mais tout au plus un essai de reconstruction historique, aussi déconnectée du réel que le serait un ouvrage littéraire composé dans le style de ces époques. Même une théologie qui dépend étroitement du langage biblique risque de n’être qu’un pastiche. On peut se construire une forteresse d’où toute contamination moderne est bannie – comme l’Église ancienne aussi peut-être s’est bâti un monde de représentations chrétiennes, en refusant de prendre trop au sérieux les questions et les valeurs de l’environnement païen. Pareille stratégie peut être efficace, mais elle repose sur une forclusion violente. Sa part d’ombre, même dans sa version ancienne chez les Pères, mérite une interrogation vigilante.
D. Le bureaucratisme – à distinguer d’une bureaucratie efficace et honorable – cherche à gérer les choses de la foi et veille sur elles en se laissant obséder par un besoin de contrôle et d’ordre au point de se couper de la foi vivante et donc de toute possibilité d’adresser une bonne nouvelle positive à l’humanité. Opposé au bureaucratisme, l’engagement dialectique rapporte chaque donnée de foi aux questions du monde qui obligent à la repenser. Il renonce à l’illusion que la capacité de réciter les propositions orthodoxes suffit pour assurer la possession du vrai. Ce qu’on appelle une parole vraie est un événement plus riche que la formulation d’une proposition vraie ; celle-ci n’est d’ailleurs pas pleinement vraie, pleinement articulée avec le réel, si elle ne sait pas s’incarner comme parole vraie. Le contrôle propositionnel de la parole a sa légitimité, mais en revanche la parole vivante est le juge de derniêre instance de la pertinence des propositions. Le culte de la seule vérité propositionelle, qui ne la mesure pas à chaque moment à la vérité plus grande de la parole, conduit à étouffer la voix de l’Évangile.
E. L’obsession de l’orthodoxie, enfin, contient en soi les quatre déformations antérieures et leur donne leur forme maximale et exquise, en restaurant la culture inquisitoriale. La grande époque de l’orthodoxie, son siècle d’or, est la période entre Nicée (325) et Chalcédoine (451). Dans ce temps il arrivait régulièrement que la choix entre la vérité et l’erreur, entre la vie et la mort ecclésiales, dépendait d’une formule. Tout en célèbrant les soucis et les accomplissements de cette époque, nous ne pouvons plus souscrire à la glorification des quatre premiers Conciles comme piliers de la vérité à mettre à côté des quatres Évangiles. D’abord la convergence de la pensée chrétienne dans cette époque sur des formules dogmatiques réflète la théorétisation hellénistique du christianisme; cette manière de poser et de traiter les questions appartient à un temps et une culture bien précis. Puis le fruits amers de l’insistance dogmatique dans l’histoire ultérieure nous obligent de revenir avec une conscience plus critique sur la site prestigieux de la formation des dogmes conciliaires. Si l’époque glorieuse de la pensée dogmatique inspire de tels soupçons, les époques moins glorieuses doivent en inspirer des plus profonds.
Si le mot « orthodoxie » retient un sens salutaire, c’est quand on l’entend comme plénitude de la sagesse biblique, comme vision compréhensive et sagement différenciée des diverses dimensions de la vérité chrétienne. Faute de disposer d’une telle vision intégrale et créatrice on a lourdement mis l’accent sur la défense de la saine doctrine contre des dangers de toutes sorte. Aujourd’hui c’est « relativisme » auquel auraient cédé des théologiens suspects, relativisme surtout au sujet du statut de Jésus et de son Église; voir ce que raconte Hans Waldenfels dans Stimmen der Zeit, avril 2008 ( http://www.stimmen-der-zeit.de/StdZ_04_08_Waldenfels_219_231_HA.pdf ). Waldenfels note que dans les cas des Jésuites Dupuis, Haight et Sobrino "il s'agit avant tout de deux développements modernes: l'éveil de la conscience historique et l'expérience existentielle du pluralisme moderne". Les trois théologiens ont répondu mieux que le Vatican à la double tâche de retrouver un rapport dynamique avec les origines de la tradition chrétienne -- rapport façonné non selon une orthodoxie statique mais en reliant orthodoxie et orthopraxie -- et de mettre l'Évangile en dialogue avec les signes du temps, en faisant appel aussi au "troisième magistère" (A. Pieris), celui du Peuple de Dieu.
Loin de contribuer à la vitalité de l’Église, l'obsession de l’ « orthodoxie », privée de contexte vital, a plongé l'Église dans le silence et la paralysie. Dans les rites pénitentiels de 2000 on s’est repenti des excès de certains chrétiens dans leur zèle pour la vérité, en omettant de mettre l’Inquisition elle-même en cause. Il aurait fallu porter un jugement courageux sur cette institution, tellement essentiel à la constitution de l’Église pendant sept siècles. Faute de l’avoir fait, on continue à marcher dans les ces ornières, en encourageant une attitude de méfiance chez les jeunes catholiques, une confusion entre foi et fanatisme, une identification de toute ouverture d’esprit et toute prise de parole avec l’esprit d’hérésie. Pareilles habitudes de pensée ne sortent pas d’un discours circulaire se nourrissant de lui-même, et condamné à se débattre avec des ombres en frustrant l’élan de la foi de toute réalisation émancipatrice.
Opposé à cette obsession, la confiance de la foi évangélique fait redécouvrir les grands horizons bibliques qui font appel à une imagination généreuse avant de se cristalliser en théologoumènes. L’orthodoxie n’est pas en premier lieu une affaire du passé. Elle devient même un poison si elle ne traduit pas la vision d’une Église ouverte à l’avenir et au dialogue avec les diverses voix qui l’interpellent. D’ailleurs, l’orthodoxie est une vertu secondaire, qui reste au service de la vitalité d’une vision de foi. Insister trop sur elle, aux dépens de cette vitalité, c’est tuer une langue vivante par un souci de contrôler à tout moment l’exactitude des règles grammaticales. Si, comme le prétend Schleiermacher, « l’erreur n’existe nulle part en et pour soi, mais toujours seulement en rapport au vrai, et n’est pleinement comprise que quand on a trouvé sa connexion avec la vérité, avec le vrai auquel elle s’attache » (Der christliche Glaube, Berlin, 1999, I, p. 50-1), en la réprimant sans discussion on se ferme un chemin du vrai. Aucune orthodoxie, d’ailleurs, n’est elle-même à l’abri de l’erreur ni en pleine possession du vrai. La santé de nos idées religieuses n’est que relative, et ne se garde que dans la mobilité du dialogue.
Puisque j’écris un journal et non pas un traité, que l’on me permette de faire une application concrète et polémique de ce diagnostic. Si on veut savoir qui souffre des cinq vices théologiques qui paralysent notre jugement, on trouvera une illustration suffisante dans les schémata présentés aux Pères du Concile Vatican II, dont la plupart ont été rejetés (rejet qui selon certains marque la déviation initiale qui a scellé l’hétérodoxie du Concile!). Il est clair que les bureaucrates romains étaient incapables de s’élever à la hauteur et à la largeur des vues de Jean XXIII. Or n’est-il pas clair aussi que le Saint-Office, aujourd’hui la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, n’a que très partiellement accepté les desseins de réforme annoncés par Paul VI à la fin du Concile et que des documents récents comme la Notification contre Jon Sobrino et la déclaration sur la non-ecclésialité des Églises protestantes manquent encore les grandes perspectives conciliaires et témoignent d’un rétrécissement déplorable. Sur le premier de ces documents l’éminent théologien de Tubingue, Peter Hünermann, a émis un jugement sévère et juste, et avec une centaine de théologiens européens a demandé une réforme de la CDF; quant au deuxième document, il a suscité des réactions très vives des Cardinaux Kasper et Lehmann ainsi que de l’Archévêque Zollitsch.
Allant dans le même sens de la panique au sujet des dogmes et d’un sectarisme sans aucune sensibilité oecuménique, le père Inos Biffi, que chiesa.com salue comme « le savant le plus illustre dans le monde de la théologie médiévale » et « sans l’ombre d’un doute le plus grand théologien italien vivant », a écrit un essai immature sur la transsubstantiation dans l’Osservatore Romano dans lequel il fustige, de façon très inopportune et très contraire à l’esprit de Vatican II, les « hérésies » du protestantisme. On se demande à quoi pense Giovanni Maria Vian, le nouvel éditeur de l’Osservatore. S’il partage pareil manque de vision, je ne vois pas comment il pourra donner à cet organe une meilleure réputation. Biffi ne pense pas au-delà des catégories médiévales (Trente est cité ; aucune référence à Vatican II). La Présence Réelle se pense exclusivement en termes du pain comme chose isolée et non pas dans le contexte dynamique d’un repas qui est tout entier transformé dans communion au Christ, reéllement présent dans le mouvement eschatologique de son Mystère Pascal. Biffi déplore certains « comportements qu’on note pendant la célébration eucharistique, par exemple, quand on reçoit la communion, ou aprés la Messe, dans la manière dont sont traitées les particules consacrées qui restent » et en conclut que l’on manque toute foi dans le Corps et le Sang du Seigneur. Quant aux protestants, ils n’ont ni la Présence Réelle ni le Sacrifice. L’idée que le Christ puisse suppléer chez ses fidèles à tout ce qui pourrait éventuellement manquer dans leur théologie ou dans la forme de leurs rites ne lui vient pas à l’esprit. « Ceci, en tout cas, est la foi catholique, définie à Trente mais toujours crue par l’Église, et dont les Réformateurs se sont séparées, avec le résultat de ne plus posséder ni le sacrement du sacrifice de la Croix, ni la présence ‘vraie, réelle et substantielle’, ni le culte de l’Eucharistie ». Sans doute faut-il réaffirmer des doctrines menacées. Mais si elles le sont, c’est qu’on a perdu la perspective dans laquelle elles ont leur sens originaire et biblique. Si on ne fournit aux affirmations doctrinales que la perspective d’une polémique confessionnelle on ne fait rien pour leur rendre leur crédibilité.
Mais au lieu de nous attarder sur le bruit irritant des polémiques contemporaines, nous devons réfléchir au fait que le danger d’une clôture paralysante menace toute théologie. Même l’herméneutique la plus sophistiquée et la mieux renseignée pourrait n’être qu’un leurre, nous faisons croire que nous pénétrons dans le réel tandis qu’en réalité nous ne faisons que rajuster des idées et des formes verbales. Comment sortir du cocon? Comment remettre le discours théologique en rapport avec les signes du temps, dans l'esprit de Vatican II?